Traditionnellement, aux yeux des croyants des religions du Livre, le sacré se définit surtout comme une transcendance ; aujourd'hui, en dehors de toute perspective confessionnelle, le sacré est un concept diffus évoquant, aux yeux des anthropologues, une réalité supérieure donnant sens à l'ordre du monde. La religion si l'on retient cette définition très ouverte du sacré, n'en est que l'une des formes dans une société donnée - un système politique ou une théorie de l'univers pouvant très bien en remplir les fonctions
La quête du sacré (ou, si l'on veut, la "quête du sens") est présentée, depuis le milieu des années 80, comme l'une des tendances dominantes de cette fin de millénaire en occident. Résultant de la dislocation des sociétés traditionnelles, elle apparaît tout autant liée à la recomposition du paysage idéologique consécutive à la chute du mur de Berlin et à l'apparition d'une culture globale favorisant les syncrétismes les plus saugrenus.
La quête du sacré se traduit diversement, dans la société contemporaine, en prenant des formes religieuses aussi diverses que le retour à la pratique religieuse familiale, les fondamentalismes, qui prétendent régler les questions du présent par les réponses d'une tradition taillée sur mesure, la pensée "new age", les divers galimatias ésotériques et les sectes ; en prenant des formes non religieuses, comme l'utopie d'une connaissance scientifique sans limites, certains activismes humanitaires, ou la mystique du profit et du nouvel ordre mondial développée par le néo-libéralisme.
La prolifération des modèles de sacré traduit l'urgence de la question du sens à prêter au monde. Si cette question se pose aujourd'hui avec autant d'acuité, c'est que le XXe siècle a produit à lui seul plus d'innovations technologiques que toute l'Histoire de l'Humanité, et que, face au monde qu'il modèle, l'homme occidental tend à souffrir du complexe de l'apprenti sorcier. La question qui se pose aujourd'hui porte moins sur le sens du monde en général que sur le sens dans lequel nous le faisons avancer et les principes qui doivent en fournir la direction. La question du sacré est téléologique ; elle porte sur les fins de l'univers humain.
A considérer l'écologie, l'économie, la démographie ou les cultures, l'humanité, dans tous les domaines, est face aux responsabilités qu'engagent ses choix présents. L'homme est vu, de fait, comme le pilote du monde et le détenteur de son sens, virtuellement capable d'anéantir son monde avec luimême. La question du sacré aujourd'hui se confond avec celle des principes qui doivent unifier et planifier l'action humaine la technologie et ses conséquences font éprouver à l'humanité, à titre collectif, un équivalent séculier de l'angoisse qui, chez l'individu, s'attache à l'exercice du libre arbitre.
L'idée du sacré qui domine, dans nos sociétés, est paradoxale : le sens du monde obéit à une mécanique absolument profane. Il n'est pas fortuit que la pensée économique aujourd'hui en vigueur prétende s'inspirer analogiquement de mécanismes physiques ou biologiques (sélection naturelle, entropie, etc.) et que certains courants politiques justifient l'exclusion d'autrui par l'éthologie animale (défense du territoire, rôles sociaux des mâles et des femelles) ; lorsque qu'un État ou un individu impute ses actions à de prétendues lois naturelles, il ne fait qu'invoquer un principe dont la vertu première est de le déresponsabiliser, de vider ses actes de leur sens humain.
Au rebours de cette évolution, le judaïsme propose une définition du sacré qui met en avant la responsabilité de l'Homme dans la manifestation du sens. Le terme hébreu que l'on traduit par la notion de "sacré" est la racine QaDaSh. Le verbe QiDeSh est utilisé pour désigner l'acte de "rendre sacré", par le mariage ou par un rituel comme l'ouverture du Sbabbat ou de la néoménie, ou encore comme les ablutions préparatoires au service du Temple. Est QaDoSh ce qui résulte d'un acte de séparation entre l'usage commun et un domaine réservé : l'époux et l'épouse sont sacrés, le temps des fêtes et du Shabbat, l'espace du sanctuaire sont sacrés ; sacré encore, l'individu attentif à maintenir constamment le lien entre lui-même et Dieu.
Dans la pensée juive, le sacré est, en somme, le résultat d'un acte distinctif manifestant, au sein du monde une règle, un principe, une Loi, au-delà desquels il y a Dieu. Sans cet acte volontaire, le monde fonctionnerait tout aussi bien - ou tout aussi mal. Pour les Kabbalistes, Dieu a créé le monde, puis s'en est retiré ; notre univers demeure un enchaînement de causes et d'effets, d'événements déterminés ou aléatoires dont le pourquoi et, souvent, le comment nous échappent. Dans un tel monde, te sacré marque moins la présence effective de Dieu que notre volonté de le manifester ici-bas.
Le judaïsme insiste sur le caractère actif, intentionnel et méthodique du sacré. L'élection du peuple d'Israël n'est pas une grâce descendue d'en-haut, mais l'engagement librement consenti par les hommes, de sanctifier le monde, en commençant par un travail constant de chacun sur soi-même. Au regard du judaïsme, l'homme, individuellement et collectivement, est donc la mesure et le dépositaire du sacré, qu'il a reçu en même temps qu'il recevait le monde avec mission de le faire sien. Le sacré, aux yeux du judaïsme, est indissociable de la liberté et de la responsabilité.
Pierre Cordier