Comment le judaïsme réagit-il aux récentes évolutions
de la famille ? crises de la cellule familiale, familles recomposées,
PACS, union libre, procréation assistée ?
Pour répondre à cette question, il faut rappeler un principe
fondamental : dina de malchuta dina. La loi du royaume est la loi.
Cet adage signifie que les Juifs ne sauraient en aucun cas s'opposer à
l'application une mesure légale en vigueur. Ce qui peut être
discuté ici, c'est la position morale du judaïsme face à
des questions nouvelles (et, évidemment, les consignes éventuelles
qu'il délivre à ses fidèles).
Le mariage, dans la Torah, n'est qu'une pratique sociale profane définie par une procédure civile. Le paiement complet du mohar, la "dot", ou compensation versée au père de la jeune fille par le fiancé ou son père (Gn. 29-31, mariage de Jacob) fait de la femme une épouse au sens légal du terme, même sans consommation. Le mariage prenait fin :
par le décès d'un des époux (si c'est le mari, la femme, si elle est sans enfants, épouse selon la loi du lévirat ou, avec enfants majeurs, reste dans la maison de son époux).
ou par le divorce/répudiation attestée par lettre,
permettant à l'épouse de se remarier, Os. 2,4 ;
le divorce pouvait survenir à la demande du mari ou de
la femme au moins dès le Ve siècle av. n. è., cf.
Éléphantine). > À l'époque talmudique,
le mariage prend un caractère sacré. Après la promesse
(shiduchin) et avant la noce proprement dite, les nisuin (en
même temps que les kudoushin de nos jours), intervient la
"sanctification" appelée kidoushin (sanctification par l'anneau
passé au doigt de la femme), s'accompagne de bénédictions
et exige la présence d'un minyan et se conclut de 3
façons : paiement du mohar, contrat écrit portant
accord, consentement mutuel suivi de la consommation. La sacralisation du
mariage ne s'opère pas au détriment de sa nature juridique
initiale, et le mariage reste une procédure civile : ainsi,
l'égalité des époux devant le divorce s'affirme :
un mari ne peut plus divorcer de sa femme sans son consentement
(taqana de R. Gershom Meor haGola, 960-1028).
L'évolution de la conception et des pratiques du mariage accompagne les transformations de la société : dans le droit civil biblique, où l'on ne connaît qu'une société patrilinéaire et patrilocale (on habite chez le père/mari) et où l'on tend à considérer les femmes comme un bien, les familles sont, collectivement, les principaux acteurs du mariage, tandis que le droit talmudique se préoccupe de plus en plus de la relation entre les époux, en mettant l'accent sur l'engagement mutuel et personnel. Le mariage est depuis, dans le judaïsme, une affaire d'individus, dans laquelle le droit interfère le moins possible, sinon pour améliorer le sort des personnes appartenant à une catégorie désavantagée.
La conséquence à tirer de cette brève rétrospective est que la famille recomposée est une réalité déjà ancienne en droit juif, et qu'elle ne pose pas de problèmes. Quant à l'union civile de quelque nature qu'elle soit, elle ne va pas à l'encontre du droit juif.
Soit le PACS est considéré, socialement et par le législateur comme une forme en pratique équivalente à un mariage, et, dans ce cas, tant qu'on ne prétend pas toucher à l'union civile " sanctifiée " des kiddushin, rien ne s'oppose à ce qu'un couple hétérosexuel formé de deux Juifs uni par un PACS puisse convoler selon le rite juif.
Soit le PACS est simplement considéré comme un contrat civil permettant d'offrir des garanties sociales et patrimoniales, et rien ne s'oppose a priori non plus à ce que deux hommes concluent ensemble un PACS, aussi longtemps que cette procédure n'est pas revendiquée comme un mariage (l'homosexualité masculine (Gn. 19,5 et Jg 19,22-3) : une "abomination" punie de mort (Lv 18,22 et 20,13).
La question, on le voit, prend un tournant : la loi juive intègre les innovations de la loi ambiante aussi longtemps que celles-ci ne remettent pas en question les catégories fondamentales de la pensée juive. L'homosexualité en fait-elle partie ? Traditionnellement, on la rapporte aux pratiques de prostitution sacrée attestée chez les idolâtres du Proche-Orient antique. En fait, comme les interdictions alimentaires, elle souligne l'importance, aux regard de la loi juive, de la netteté des catégories de l'être, qui doivent être dépourvues d'ambiguïté : un poisson doit avoir des écailles et des nageoires, un animal terrestre des sabots fendus et la faculté de ruminer. L'inversion sexuelle (masculine) procède du même principe : elle brouille la frontière entre masculin et féminin. L'homosexualité n'est pas condamnable dans l'absolu, mais au sein d'Israël. Puisque seule est permise au Juif la jouissance des êtres conformes sans équivoque à la nature de leur catégorie, l'éventualité d'un mariage homosexuel entre juifs est impossible. Ce qui s'y oppose, c'est la loi d'Israël, et la cohérence du système rituel et symbolique. En revanche, le judaïsme ne trouve rien à reprocher à l'homosexualité des Gentils, qui ne sont pas astreints à respecter la Torah.
En bref, le judaïsme ne légifère de manière coercitive que pour ses ouailles. J'ajouterai qu'il se montre toujours attentif à prendre en compte des situations de détresse pour les soulager : ainsi, la halacha du rituel funéraire change, à plusieurs reprises, pour estomper les différences entre riches et pauvres.
Pierre Cordier