SUR QUELLES BASES
PARLER DE LA FAMILLE ?
L’EVOLUTION DE LA CELLULE FAMILIALE


Parler de la famille est aujourd’hui prétentieux et certainement risqué. Prétentieux, parce que les approches de cette réalité divergent grandement : l’histoire et la sociologie, le droit et la politique, la philosophie et la théologie en traitent chacune selon leurs méthodes propres. Travailleurs sociaux, juges, associations la promeuvent ou en soignent les plaies. Se contenter d’un mot au singulier, “la” famille, banalise les différences au profit d’une réalité tenue pour unique, imaginairement uniforme, dont la définition précise échappe sans doute à toute globalisation pour se répartir entre de multiples domaines. On peut se demander légitimement si tous les intervenants parlent bien du même sujet ou plutôt, si, au-delà de la rigueur de leurs analyses, ils n’entretiennent pas aussi une représentation affective et idéale d’une famille qui échappe ainsi à toute appréhension précise. Il s’établit comme un double discours, sans doute inévitable, entre un examen scientifique et une image globale de la famille où s’investit celui qui parle.
La distinction entre le champ objectif des analyses et le domaine émotif des projections, constitue le risque le plus net. En rester aux études partielles soulève une insatisfaction due au rétrécissement du point de vue ; mais débattre des images idéales active des passions croissantes, car l’idéal s’engage alors en politique, crée des associations militantes, se réfère à des valeurs fortes mais pas toujours claires. Entre la réduction des études spécialisées et la nébuleuse passionnée, comment situer une parole équilibrée ?

Il en va probablement de la famille comme du travail, à la fois réalité objective et analysable, et investissement personnel considérable. Ainsi vont les choses humaines. Ce hiatus laisse au moins à penser qu’il n’existe pas de réalité édénique. La manière d’aborder un tel sujet demeure au moins aussi significative que le sujet lui-même. Le sujet est aujourd’hui celui de “l’évolution de la cellule familiale”. Si le mot “famille” reste très général, celui de “cellule” est carrément ambivalent !

I - La cellule et son environnement

La cellule est une petite habitation (cella). On voit aussitôt sa constitution intime. En biologie comme dans la famille, on parle de noyau, le centre vital. Bien qu’il existe des maladies ou des crises internes, la cellule est organisée pour vivre en équilibre. Sauf qu’elle n’est pas équipée pour vivre isolément. Elle ne se développe, se maintient en vie et se dédouble qu’en symbiose avec un milieu nourricier. La membrane qui la distingue la met aussi en communication, puisqu’elle est poreuse.

L’intérieur de la cellule se modifie surtout sous l’influence de l’extérieur d’où arrivent les éléments qui en modifient l’organisation au point qu’un accident interne à une seule cellule n’a de gravité que s’il se répercute à l’extérieur ; tandis qu’un changement externe influe toujours sur la vie propre des cellules.

C’est donc le rapport entre l’intérieur et l’extérieur qu’il faut analyser, celui qui relie la famille et la société. Ainsi, bien que la famille soit encore aujourd'hui définie par un couple parental avec ses enfants, définition retenue par la majorité des logements neufs, faut-il y inclure plus largement les ascendants, tous les descendants et parfois les collatéraux, comme en d’autres pays ? Faut-il prendre en compte, comme certaines administrations, les familles monoparentales, pour quelque raison que ce soit ?

Il s’agit là de faits qui modifient la seule considération de la famille nucléaire. Or ces faits, apparemment privés, dépendent en grande part du poids social, donc de l’extérieur. Trois exemples divers, retenus parmi beaucoup d’autres, l’indiquent.

a) La solidarité familiale :

Le transfert de fonds des générations aînées vers les plus jeunes pour aider celles-ci à vivre, étaient négligeables en 1989. En 1995 (dernière estimation de l’INSEE), ils représentaient 3 % du budget de toutes les familles, c’est-à-dire 10 % du budget de l’Etat, soit la moitié des sommes consenties aux prestations sociales plus l’aide au logement, plus les bourses scolaires et plus les minima sociaux. Cela à cause du chômage. La modification de la vie familiale dépend donc d’une pesanteur sociale qui s’est aggravée.

b) La stabilité familiale :

On sait qu’en 1961, les femmes ont eu le droit de rompre le lien matrimonial. Cette année-là, la population active comprenait 58 % d’hommes et 28 % de femmes. En 1998, cette population active employée se répartissait entre 50 % d’hommes et 40 % de femmes. Faut-il alors, comme on l’entend parfois, accuser le travail des femmes de nuire à la stabilité familiale ?

Cela n’est pas si simple ! En 1900, 36,2 % des femmes occupaient un emploi. Surtout, en 1997, la moyenne d’écart du salaire d’une femme par rapport à un homme avoisinait 12 %, allant parfois jusqu’à 30 %. Mais il y a davantage de femmes avec un Contrat à Durée Déterminée, donc précaire ; et plus de femmes au chômage que d’hommes. Cette précarité nuit à la stabilité : en 1993, 24 % des femmes actives divorçaient, mais 40 % de chômeuses de plus de deux ans. De même, les ménages surendettés divorcent deux fois plus que l’ensemble de la population.

Ces chiffres prouvent la contraignance des facteurs extérieurs sur la vie familiale.

c) Le soutien scolaire :

La manière de s’occuper des études des enfants et un bon indice de la cohésion familiale. Or diverses études montrent que, contrairement aux idées reçues, le travail de la mère dans les couches modestes favorise l’aide au travail scolaire des enfants, beaucoup plus que dans les familles aisées. Joue ici l’impact des représentations : l’angoisse de la promotion sociale chez les unes, ou le bénéfice escompté de relations avantageuses chez les autres.

C’est bien sous la pression extérieure, contraintes du chômage, cadence du travail..., que se modifie la vie familiale. On ne peut donc parler de l’évolution de la cellule familiale sans interroger la société qui l’entoure.

II - La famille, lieu symbolique d’un autre combat :

On ne peut se contenter de répéter des slogans. Les incantations ne suffisent plus. Défendre la famille, exige de porter son attention sur le milieu qui l’englobe et, pour une part, la porte. Restreindre son attention à la seule famille interdit vraisemblablement une action efficace. Un rétrécissement de l’angle de vue cache d’autres enjeux qu’on ne voit plus. Il est intéressant de se demander pourquoi, donc de décrypter la focalisation sur la famille comme symbolique de contradictions sociales.

Sans entrer dans des considérations sociologiques, ce qu’on appelle famille revêt aujourd'hui quatre formes différentes :
- la famille monoparentale stable et reconnue (civilement et/ou religieusement),
- la famille recomposée (divorcés-remariés),
- la famille non instituée mais durable,
- et la famille occasionnelle.
Cette rapide classification, sans autre prétention que de décrire, attire cependant l’attention vers deux problèmes fondamentaux qui exercent très probablement la plus grande influence sur l’évolution de la cellule familiale, puisque sa composition interne en est grandement modifiée.

a) La contradiction insupportable d’une privatisation croissante :

La montée de l’individu, comme type de conscience de soi, s’est développée depuis deux siècles, en un long et puissant mouvement culturel. Mouvement daté : il est contemporain des modes successifs d’industrialisation et de services, où la fonction prime sur la personne, comme l’emploi l’emporte sur le travail. Mouvement situé : il est occidental et tend à se répandre en modèle universel. Il correspond au libéralisme économique qui triomphe.

Or la bourgeoisie libérale qui a promu ce type de société serait bien avisée de considérer que la privatisation de la vie affective résulte directement des orientations qu’elle a favorisées au nom de la libre entreprise. Elle a soutenu la liberté de production et de commerce et voudrait arrêter cette liberté au seuil de la maison. Elle a opposé à la vie publique les droits de la vie privée, mais souhaite que la vie civile continue à imposer des normes au liens privés. Elle est aujourd'hui prisonnière de ses propres contradictions : peut-on vouloir en même temps un cadre familial stable, universalisable et garanti par des valeurs publiques et un laisser-faire économique sans autre valeur que les lois du marché favorables aux gagnants ? Tant de bruits autour de la famille tendent à bénéficier à la fois d’un total libéralisme financier et des valeurs classiques pour redorer son image. L’éclatement en deux tendances politiques au sujet de la famille, résulte de l’incompatibilité de deux conceptions sociales.

Il est inutile de se débattre dans cette contradiction. Il faut en sortir, mais là surgit le second problème.

b) Une conscience dédoublée :

La contradiction dont il est question ne tient pas directement à ce que la famille soit en même temps une affaire privée et une réalité sociale. C’est aussi le cas du métier, des engagements... Elle surgit quand une affaire privée comme la famille réclame d’être garantie par une société dont elle attend avant tout que, loin de s’immiscer dans la vie privée, elle la fortifie, la reconnaisse et la subventionne. Nul doute alors que chacun gère sa vie privée comme il l’entend. Ce n’est donc pas tant la société qui dédaigne la famille, que des familles qui ont constitué une société telle qu’elles en exigent et un total respect de la vie privée et une affirmation sans faille de valeurs communes. On comprend alors que ces courants libéraux soient suspectés d’impérialisme culturel, puisque, sans aller au bout de leur logique dans les domaines familiaux, ils gagnent cependant ces extrémités pour le travail, la protection sociale et la mondialisation. Une société libérale ne peut qu’être individualiste. Tel est bien le nœud de la question.

Face à un fonctionnement social auquel il ne peut rien, l’individu n’a en son pouvoir, pour exprimer le peu de responsabilité qui lui reste, que sa vie affective. La morale sexuelle devient alors le réduit individuel de chaque conduite. La famille représente alors le face-à-face de l’individu et de la société entière : d’où la crispation émotive et la projection dans les outrances. D’où également les crispations opposées sur des revendications privées. Une aile demande l’intervention de l’Etat en économie et son désinvestissement dans la vie privée ; une autre refuse toute ingérence publique dans la libre entreprise, mais exige de l’Etat de garantir une forme de vie familiale. C’est pourquoi la famille est le lieu symbolique des divisions profondes de la société actuelle.

Toutefois ces deux tendances contraires se rejoignent sur un point précis : la dissociation entre la conscience privée et la conscience sociale. Une séparation divise chaque personne qui pense sa vie privée indépendamment de sa responsabilité sociale, comme si une conscience pouvait s’éveiller sans se relier aux autres membres de la société ni se positionner dans le jeu collectif. La seule manière d’équilibrer ces composantes consiste alors à imaginer un ordre social qui juxtapose, dans son organisation hiérarchisée, des cellules indépendantes mais contenues par la même représentation, les mêmes valeurs, en dehors de toute implication politique et économique. Ainsi disparaissent les corps, en cendres éparses.

III - Refonder le rôle social des familles :

La séparation, dans la conscience, entre le privé et le social, est un fruit de l’individualisme comme fonctionnement social. La réponse adaptée doit alors porter non pas sur des revendications privées qui, d’un côté ou de l’autre, accentueraient l’évolution vers davantage de privatisation, renforçant ainsi l’individualisme libéral. Elle doit porter sur la dimension sociale de chaque existence.

Autrement dit, il ne suffit pas de savoir ce que les familles attendent de la société et de l’Etat, encore faut-il s’interroger sur ce qu’une société et un état peuvent attendre des familles. Ou encore : de quels éléments spécifiques pour une vie commune sont porteuses les familles, comprises ici comme mononuptiales et stables, c’est-à-dire la famille issue du judéo-christianisme. Trois éléments paraissent porteurs d’une évolution capable de surmonter les oppositions actuelles. Ils agissent tous les trois dans l’ordre symbolique qui définit l’humanité. Ils se distinguent en cela d’une politique des besoins où s’enlise la société.

a) La famille unit la liberté et la nécessité :

Une des plus grave illusions actuelles sépare la liberté de la nécessité. La liberté serait ainsi liée au temps libre, occupée à “faire ce qu’on veut”. La nécessité resterait attachée au travail, aux obligations sociales. Une telle séparation oublie que devenir libre relève plus profondément de la nécessité de devenir humain. La liberté ne flotte pas au gré des courants comme une méduse. Etre libre de se penser est nécessaire à l’existence humaine. Loin donc de se couper des nécessités de la vie, la liberté s’appuie sur elles pour se construire et forcer les obligations à livrer leurs significations pour l’homme.

La relation entre la nécessité et la liberté est médiatisée par la parole qui conduit à créer du sens par le dialogue. Un dialogue, évidemment, où les interlocuteurs se parlent au lieu de bavarder de l’inessentiel. Cette approche contrecarre directement une société qui s’émiette en individualismes et où, par conséquent, la parole ne fait plus exister personne.

La famille unit la liberté et la nécessité, puisqu’elle réunit des personnes qui, pour les parents, se retrouvent nécessairement ensemble avec des enfants qu’ils n’ont pas choisis. La nécessité peut chuter en obligation pesante. Elle peut surtout porter une signification, celle de la fidélité. C’est pourquoi la famille représente le premier lieu nécessaire de la parole échangée, de l’écoute. La parole y devient promesse d’un partage essentiel pour s’ouvrir en source de parole au-delà d’elle-même. La famille donne ainsi un symbole de ce que serait une société humanisante.

b) La famille comme lieu prioritaire d’attention à la personne :

Quand l’économique commande, l’emploi tend à définir la personne à partir de ses capacités de production et de consommation. La vie politique s’attache aux fonctions, c’est-à-dire aux responsabilités exercées. Les deux univers sont puissamment hiérarchisés et le mythe du chef, voire du grand chef, hante leurs couloirs et leurs bureaux.

Dans la vision biblique, la famille est décrite comme un lieu de non-pouvoir de l’un sur l’autre. Le Christ s’en explique aux disciples scandalisés de ne plus pouvoir répudier leur femme (Mt 19, 10-11). La domination de l’homme sur la femme découle, pour la Genèse (3, 11b), de la faute. C’est dire qu’ici prime, non pas l’emploi où la fonction, mais la personne comme telle. Le pouvoir, inhérent à tout groupe humain, s’y définit comme l’aptitude à faire confiance, à rendre chacun auteur de sa propre histoire.

La confiance personnelle médiatise le rapport qui distingue entre l’emploi productif et la fonction politique. Elle ne s’attache pas à la distinction entre vie privée et vie publique. Plus profondément que ces catégories, la confiance vise la personne en son irréductible mystère. Elle donne priorité à l’existence à construire sur l’être qui cerne seulement les données objectives.

Ce faisant, la famille place devant la société un acte symbolique d’une véritable utopie. Il y aura toujours des emplois, il faudra toujours des fonctions. Mais, au-delà de ces charges, placer en premier la personne, indique l’utopie qui juge quotidiennement la manière de traiter l’autre.

c) la famille comme lieu de conscientisation :

La cellule familiale vit en symbiose avec son environnement. Sa vie part à l’extérieur pour s’y confronter et l’entourage influence les relations familiales. Chaque membre de la famille rencontre la multiplicité des opinions et des situations. Il affronte les informations les plus contradictoires. Chacun choisit évidemment ses lieux de synthèse et de discernement. La famille n’en a pas le monopole et il serait aventureux que des relations affectives (“pour me faire plaisir”) viennent troubler les raisonnements objectifs. Et pourtant... Le problème est bien là, puisqu’il s’agit précisément d’apprendre à bâtir une synthèse existentielle qui prenne en compte les éléments rationnels et les composantes affectives. La prise de conscience n’est jamais purement notionnelle. Elle concerne également les émotions, les goûts, l’affectivité. Elle relie une culture passée et celle qui se construit, avec un corps qui évolue et éprouve des sensations. Au dialogue qui échange des idées, il faut ajouter, pour être un homme complet, le partage affectif de la confiance.

Un tel équilibre entre la personne saisie dans l’intimité familiale et cette même personne vivant en société, cette synthèse existentielle, exige d’être médiatisé, lui aussi, afin de ne verser ni dans le parallélisme de deux parts d’existence, ni dans la confusion des genres, par exemple dans un attachement émotionnel à des notions, source de toutes les intolérances irréfléchies.

Cet équilibre suppose que la famille garde une consistance propre, tout en se maintenant ouverte à l’extérieur. Comment ajuster ces deux exigences ? En faisant appel à la notion de fécondité sociale. Un être se développe en produisant des relations d’humanité. Il en découvre l’importance dans sa famille puisqu’il participe à sa vie et il vérifie ainsi son aptitude à partager avec d’autres, ailleurs, son aptitude à bâtir du lien social. Se découvrir soi-même passe ainsi par l’engagement envers les autres.


La pression de la société libérale, par ses conditions individualiste de la vie, par la réduction de l’homme à sa relation aux produits, fait peser sur la famille des risques de dilution. Le danger est réel.

Soutenir la famille ne demande pas d’abord de la traiter isolément. Car l’opposition à une force crée une carapace qui durcit avec la permanence de la pression. La famille risque de s’enfermer en îlots qui dérivent au loin.

Pour maintenir la vitalité de la famille, il convient plus justement de travailler au point précis où elle rencontre la société, comme une cellule connaît une membrane qui l’identifie mais la rend perméable aux influences externes. En ce lieu, où elle échange avec la société, en reçoit nourriture et dangers, la famille est appelée à tenir un rôle symbolique dont la société a besoin pour humaniser.

Le rôle symbolique est circonscrit par la parole partagée, la confiance donnée à la personne et la fécondité sociale reconnue à chacun. Ainsi la famille place la vie sociale devant la seule utopie qui vaille, celle de devenir ensemble plus humain. Cette vocation essentielle légitime son existence et soutien sn évolution.


t Albert Rouet,
Evêque de Poitiers

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