Le judaïsme et ses interdits



Le judaïsme, avec ses 365 commandements négatifs, est souvent perçu comme une religion particulièrement friande d'interdictions. Vue de l'extérieur, au pire, cette collection interdits est perçue comme un fatras hétéroclite de superstitions ; au mieux, elle apparaît comme un empilement sans logiques de strates accumulées par le peuple juif au cours de son histoire plusieurs fois millénaire. Notre propos est aujourd'hui de dégager quelques-unes des lignes de force qui donnent aux interdits du judaïsme leur unité, leur cohérence et leur beauté.

Leur manifestation la plus apparente et la plus sensible est celle des lois alimentaires. Le partage des alimentsest, partout, l'une des formes élémentaires de la vie sociale. Pourtant, les Juifs font généralement table à part et allèguent les lois compliquées de la cacherout.

Nous ne mangeons, parmi les créatures de la mer, que celles qui possèdent à la fois des nageoires et des écailles, ce qui exclut les mollusques, les crustacés, les squales et quantité d'espèces probablement savoureuses. Parmi les créatures de la terre, nous ne touchons qu'à celles qui, à la fois, ruminent et ont les sabots fendus, et cette double egigence disqualifie certains mammifères familiers comme le cheval, le porc ou le lapin, certains ruminants comme le chameau et tous les carnassiers. Parmi les volatiles, nous rejetons les rapaces et quelques espèces à pied palmé, ce qui, à notre grande satisfaction, nous laisse tout de même tâter du poulet et de l'oie.

Quel est le principe de cette sélection ? On a souvent allégué des raisons hygiéniques comme les parasites du porc ou la toxicité saisonnière des mollusques méditerranéens. Des érudits savants et moins savants, au gré des modes scientifiques, ont parlé de totem et de tabou, de diététique ou de mystique. Mais le principe ne doit être cherché que dans la loi elle-même, qui s'organise et se développe à l'instar d'un corps vivant. Le principe des lois alimentaires est simple : le judaïsme accorde une très grande importance à la notion d'intégrité (shlémout). Nous demandons aux animaux que nous mangeons d'entrer dans des catégories claires, sans admettre le moindre doute quant à leur nature. Ainsi, par exemple, les Juifs évitent-ils l'anguille ou la murène, pourtant poissons garantis au regard de la biologie contemporaine, parce que leur morphologie et leur motricité, qui tiennent à la fois du poisson et du serpent, rend leur identification ambiguë.

L'abattage rituel du bétail (shekhita) participe du même principe : même après que les gestes prescrits ont été effectués, s'il apparaît que la bête abattue portait à l'insu de tous, sur l'une de ses parties vitales, une lésion, la viande n'est plus consommable ; elle n'est plus casher. L'abattage ne saurait concerner que des animaux parfaitement vivants au moment de leur mort. Un animal malade, blessé ou mutilé est tarèph, " déchiré " ; il n'est pas envisageable de le consommer, pas plus qu'il ne serait envisageable de faire les gestes de l'abattage rituel sur un animal déjà mort. L'animal est soit casher, soit tarèph. Il doit entrer sans l'ombre d'un doute dans l'une de ces deux catégories.

La même obsession d'évoluer au sein d'un univers bien rangé en catégories parfaitement lisibles se retrouve dans un autre secteur important des prohibitions juives : les lois de pureté. Prenons l'exemple du lépreux : un individu affligé d'une menue tache de lèpre est déclaré impur et inapte à tout contact avec le sacré. Pourtant, le même personnage, une fois blanc de lèpre des pieds à la tête, est déclaré pur. Pourquoi cette apparente incohérence ? Parce qu'il ne s'agit pas de quarantaine médicale, mais d'un système rituel : seuls sont rituellement valides les êtres intègres (shlémim). Le lépreux tout blanc est entier, shalem. Il est donc de retour parmi les fidèles.

Le modèle de cette vision du monde est fourni par la Genèse elle-même : lorsque Dieu crée le monde, c'est par un travail de séparation : le jour et la nuit, les eaux du dessus et celle du dessous, l'homme et la femme. Jusque dans le jardin d'Eden, Dieu poursuit son activité " critique " : il sépare les arbres permis de l'essence interdite, l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Et, plus tard, quand Dieu se présente à , ne dit-il pas : Ehyé asher ehyé, " je suis ce que je suis ", laissant entendre qu'il n'entre pas dans sa nature d'être autre chose que ce qu'il est, de se contredire ?

Un autre problème se pose, qui nous permettra de conclure. Même en admettant que l'ensemble des interdits du judaïsme obéissent, malgré leur apparence de turbulence et de diversité, au principe de shlémout, qu'advient-il de la liberté de l'homme ? Le pauvre : écrasé par 365 interdits, constamment hanté par la crainte de rompre le saint contrat qui l'attache à Dieu La réponse du judaïsme est en demi teinte. Ce qui donne naissance à la liberté, c'est l'interdit. Avant d'avoir reçu le mode d'emploi du jardin d'Eden, Adam et Eve ne sont pas plus libres que des animaux dans leur enclos ; ils sont voués à une morne éternité de bonheur sans nuages. C'est l'interdiction d'user de l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal qui fait naître, avec la faute, le libre choix. La liberté, c'est le choix. Quand il n'y a pas d'alternative, il n'y a pas de liberté.

Mais alors, pourquoi entasser les interdits les uns sur les autres ? Le choix fondateur du péché originel n'a-t-il pas fourni l'impulsion première de la liberté ? N'est-ce pas suffisant ? Cette question, le judaïsme y répond par la négative : lorsque Dieu propose la loi au désert, les enfants d'Israël s'écrient : naassé ve-nishma ! " Nous accomplirons et nous obéirons ". Le choix des Juifs, c'est de devenir volontairement mamlekhet kohanim ve-goy kadosh, " un royaume de prêtres et une nation sainte ". La liberté suprême réside dans la maîtrise des contraintes.

Pour comprendre comment fonctionne cette proposition, prenons l'exemple de la musique, ou de la danse, ou de toute forme d'art. Pour former un pianiste virtuose, il n'y a pas d'autre voie qu'un inlassable ressassement de gammes et d'exercices techniques tous plus rébarbatifs les uns que les autres. Lorsque l'artiste a dépassé la technique, il peut, comme sans le faire exprès, atteindre la grâce. La discipline juive et son lourd carcan d'interdits ne sont pas sans analogies avec l'art. Pour cet art de vivre qu'est le judaïsme, la liberté, c'est la sublimation de la contrainte.

J. Mergui et P. Cordier, mars 2001


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