Interdits en protestantisme

Comment parler des interdits en protestantisme ?

L'on a envie de dire: il n'y en a pas d'autres que ceux qui sont communs à tous: interdit du meurtre, de l'insceste, du vol etc... On a envie d'annoncer qu'il n'y a pas d'interdits spécifiques au protestantisme.

Mais il nous faut vite déchanter...

Je me souviens que ma mère, un jour, me racontait un dimanche en famille. Elle était issue d'une famille très protestante, aux Etats-Unis. Et, pour ce qui concerne notre propos de ce soir, elle m'a énuméré toute une série de choses "qui ne se faisaient pas", le dimanche: il était par exemple interdit de tricoter, car cela était assimilé à un travail. Il était interdit de jouer aux cartes bien sûr, ou encore de ne pas assister au culte. C'est un aspect de l'héritage du puritanisme et du piétisme: pour ceux qui ont vu le film "Le festin de Babette", il y a dans ce film une étude de moeurs remarquable sur le piétisme danois. Nous avons tous entendu parler des Amischs, aux Etats-Unis, dont la vie est profondément marquée par une large série d'interdits, et que le film "Withness" avec Harrison Ford a superbement mis en scène, entre autres.

Et l'on ne peut nier une certaine influence du judaïsme sur le comportement de certaines Eglises protestantes, par exemple l'interdit du sang, le respect du dimanche, la consommation d'alcool ou de tabac... Autre anecdote: dans le midi, les Darbyste ne dansent pas mais boivent du vin, à Montréal, une assemblée évangélique danse mais ne boit pas de vin...

Il y a donc des interdits du type "non dits" . Cela ne se fait pas...

Plus près de nous, en France, tout ce qui est affecté du "signe moins" du catholisme tombe dans le registre du "ça ne se fait pas": ainsi le signe de croix par exemple. Il y a quelques années, un projet de liturgie intégrant un "geste de paix" a été accueilli par une volée de critiques, là encore "ça fait catholique"... Et dans certaines Eglises locales, si le pasteur se permet d'allumer une bougie pendant le culte, on lui fait remarquer que "ça fait catholique".

Il vaudrait la peine de se lancer dans une analyse des couples pastoraux dans la littérature et au cinema: ils sont révélateurs de tous les interdits et inductions liés au protestantisme en France. Des théologiens des siècles passés, Ostervald et Vinet par exemple, se sont fait l'écho d'une rigueur du protestantisme qui reste encore collée à notre image aujourd'hui. Pour eux, la parole est au service de la moralité. Et l'on peut parler avec eux de "gravité" de la foi. Dans l'ouvrage "La confession du pasteur BURG", il est surtout question de moralité: avarice, cupidité, chair, orgueil, appât du gain... L'homme, qui croyait pouvoir échapper à la rigueur de la Loi et découvrir l'amour comme réalité est rappelé à l'ordre et écrasé par la colère de Dieu... André Gide, dans "La symphonie pastorale", parle des "oppressantes institutions" de Paul. Et l'on peut citer Dubied : "D'où l'ambiance non seulement sévère et rigoureuse sécrétée par le protestantisme, mais aussi tragique."1

Mais tout cela reste anecdotique, tant il est vrai que ces interdits changent avec les moeurs, avec la société: ce sont des comportements qui ne sont pas liés en profondeur au message de Jésus le Christ, mais à la manière dont nous l'interprétons ici et maintenant.

Et il est un passage biblique qui est très souvent cité dans nos culte, c'est le sommaire de la loi, présenté dans l'évangile de Marc, chapitre 12: Un scribe interroge Jésus sur le premier de tous les commandements: "Jésus répondit: Voici le premier, Ecoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est l'unique Seigneur, et: Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Voici le second, Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là."

Ce passage est intéressant pour notre propos: le scribe interroge Jésus sur le premier commandement, et Jésus dans sa réponse en donne deux. Le second, l'amour du prochain, pourrait être repris par maints courrants de pensée, et pas seulement dans la sphère religieuse. Ce commandement n'est pas particulier au protestantisme. Le premier commandement, par contre, est plus spécifique aux religions issues du judaïsme.

Le premier commandement, c'est l'interdit de l'idolâtrie. En quelque sorte, tu ne considérera rien sur cette terre qui puisse se comparer à Dieu, qui puisse recevoir adoration et louange, qui puisse être notre guide, notre maître, en dehors de Dieu. Et rien, c'est rien. Dieu n'est pas dans un temple, une église ou une synagogue. Dieu n'est comparable à rien de ce qui existe. Dieu n'a aucune représentation possible, aucun représentant crédible sur terre.

L'interdit de l'idolâtrie fonde une liberté absolue par rapport à tout objet, à toute personne. Et c'est peut-être cela l'originalité du protestantisme: résister à tout ce qui peut prétendre à se confondre avec l'ultime, affirmer une liberté fondamentale par rapport à tout ce qui a pu être tabou dans le christianisme ou ailleurs. Liberté par rapport à toute personne qui s'arrogerait la prétention d'être représentante de Dieu, vicaire de Dieu sur terre. Liberté par rapport à toute structure qui prétendrait être porte-parole de Dieu. Par exemple, pour nous, l'Eglise est de l'ordre de l'instrumental, et non de l'ultime. Instrument utile, mais marqué par la finitude.

Il est un domaine où l'on peut discerner un point plus spécifique au protestantisme, peut-être, c'est l'étude de la Bible. L'interdit de l'idolâtrie fonde aussi notre approche de la Bible. Celle-ci n'est pas un objet sacré. Elle n'est pas un texte sacré. Elle est simplement, et c'est là toute sa richesse, le témoignage irremplaçable de rencontres. Des personnes y parlent, m'y parlent de leurs rencontres avec Dieu. Cette "désacralisation" de la Bible a permi tout un courrant de recherches, d'études. Cette désacralisation a permis des avancées dans la théologie, qui aujourd'hui sont acceptées par la plupart. La recherche scientifique sur la Bible est libre: c'est un postulat de base.

Libre a chacun, ensuite, de recevoir ou de refuser telle ou telle conclusion à laquelle arriveraient les chercheurs. Car, s'il ne faut pas que les chercheurs soient bridés dans leurs travaux, il ne faut pas non plus tomber dans l'excès inverse: que ceux-ci n'imposent les conclusions auxquelles ils parviennent, tant que ceux-ci dépendent d'hypothèses de travail, même partagées par un large consensus: le consensus ne fait pas la preuve !

Mais personne ne peut dire: il est interdit de remettre en question telle affirmation de la foi, d'en faire une hypothèse de recherche, y compris les affirmations qui peuvent être considérées comme les plus fondamentales de la foi chrétienne.

Au fond, il nous faut retenir ceci, en protestantisme réformé: c'est l'affirmation que "l'éthique appartient à tous, elle se situe dans le domaine de la seule raison, et ne doit pas être le lieu de fractures entre de prétendues visions chrétiennes et laïques des choses"2 sous peine de prendre le risque d'en revenir à une théologie du salut par les oeuvres de la loi. La morale, nécessaire à la vie commune, à la vie dans la cité, appartient à l'ensemble de l'humanité. Nous ne pouvons la confisquer, au nom d'une prétendue "supériorité" de l'éthique religieuse ou chrétienne. Par contre nous devons, avec l'ensemble de l'humanité, rechercher sans cesse ce que signifie "aimer son prochain comme soi-même". Car c'est là le sens profond de toute règle éthique digne de ce nom.

Si donc l'exigence du respect de Dieu conduit à une liberté fondatrice vis à vis de tout ce qui pourrait se prétendre comme "ultime" dans la création, l'exigence du respect de l'autre vient limiter cette liberté, lui donner un cadre structurant, tant que l'on n'oublie pas le sens profond de cette limite. Ainsi peut-on conclure avec Luther: "Un chrétien est un libre seigneur de toutes choses et il n'est soumis à personne. Un chrétien est un serf corvéable en toutes choses et il est soumis à tout le monde"3

J-P Gardelle


1  P.-L.Dubied, "la figure du pasteur" in Introduction à la théologie pratique, sous la direction de B.Kaempf, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, p 132

2  Encyclopédie du protestantisme, article Loi, Cerf-Labor et Fides, 1995 p 914

3  M. Luther, De la liberté du chrétien, Ed Montaigne, coll. Foi vivante n° 109, 1969, p 43

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