LINTERDIT LIBÉRATEUR
Les multiples interdits qui entourent lexistence ont pour
objet de défendre lidentité de la personne en la préservant
de la violence. Encore faut-il que cette protection ne devienne pas un carcan.
La liberté doit être entourée dun espace qui lui permette
dexister et dentrer en relation par la parole. Alors linterdit
est la parole dite entre deux personnes, qui reconnaît chacun et permette
la communion, lunion dans la différence. Tel est le fondement de
toute morale.
Le langage courant parle habituellement des interdits. Le pluriel désigne
des actes prohibés, soit pris isolément comme ne pas
tuer, soit regroupés en système cohérent qui
repousse les conduites jugées néfastes : les interdits alimentaires
ou les interdits sexuels, par exemple. Les deux cas se présentent sous
la forme des commandements exprimés négativement : Tu
ne (feras, mangeras, diras) pas telle chose.
Le nombre et la diversité de ces interdictions, surtout quand elles sappuient
sur des pratiques admises par une société, encadrent et dirigent
les comportements dans un sens si uniforme quil finit par dépeindre
la culture spécifique dun groupe humain. La société
en tire vigueur et continuité, les interdits en reçoivent reconnaissance
et soumission. Derrière eux, se tient donc la question de lidentité
dune société, avec ses convictions, sa singularité
et sa cohésion. Les interdits distinguent une culture dautres cultures.
Ils séparent de lextérieur, mais unissent à lintérieur
dun groupe. En cela, ils appartiennent à la sphère sacrée
des religions qui relient aux gestes fondateurs et les récitent dans
la durée.
Des fissures apparaissent dès que des systèmes sociaux entrent
en contact les uns avec les autres. Chaque groupe qui nimpose pas sa culture
doit reconnaître quil nest pas universel. Ses interdits particuliers
paraissent alors relatifs, si une conviction intime ne conduit pas les croyants
à y donner une adhésion intime et privée, donc libre. Cest
en ce cadre que la réflexion dAndré Gide, dans Les Nourritures
terrestres trouve sa force : Commandements de Dieu, serez-vous
dix ou vingt... Commandements de Dieu, jusquà quand nous opprimerez-
vous ? Le passage des interdits aux commandements tenus pour étrangers
à la liberté seffectue comme naturellement. Pourtant rien
nest moins évident !
La distance et la parole :
Les interdits dressent des défenses autour des personnes. Le verbe défendre
possède deux sens. A partir de létymologie dun vieux
verbe signifiant frapper, heurter, la défense écarte
les blessures, pour en protéger. Elle repousse et sauvegarde, donc elle
instaure un espace, une distance entre la personne avec sa liberté et
des menaces dégarement ou de servitude.
Le problème devient ici particulièrement aigu : est-ce que les
protections défensives, les tuteurs obligés nétouffent
pas la liberté ? Est-ce que laide reçue ne tient pas en
dépendance ? La liberté aspire à se présenter dépouillée
de ses étais pour exprimer lidentité de la personne. Les
défenses ne sauraient sintercaler entre les expression de la liberté
et le cur de la personne, tellement intériorisées que leurs
astreintes se couvriraient des parures de lévidence.
Puisquil sagit bien de lidentité, en quoi a-t-elle
besoin dêtre défendue pour exister ? Il est utile de revenir
à la distance crée par la défense. Cette distance soutient
lidentité en ce quelle évite la fusion où se
dissoudrait la liberté, comme elle protège de lécrasement
brutal qui la pulvériserait. Il sagit en fait de protéger
de la violence, dure ou douce, cruelle ou impalpable. Cest la noyade du
sujet quévite la défense.
En instaurant un écart entre les personnes, la défense maintient
chacun dans son unicité, à un jet de pierre
(Lc 22,41) de lautre. Seule la parole en dialogue franchit cet
espace. La parole reconnaît lautre et le provoque à répondre.
Elle le pose comme sujet face à un autre sujet : elle le tient pour interlocuteur.
Lespace et linterdit :
La parole commence toujours par une rupture : il faut couper le cordon ombilical
pour parler face à face, rompre le silence et avancer vers la confiance.
Le dialogue est verbe, plus que les mots un esprit partagé,
où lhomme accède à son humanité libre. Ainsi
la parole récuse le mutisme de la fusion indistincte où la transparence
même se fait oppressive, comme elle vainc lignorance et le mépris
de lautre, écrasé par le silence.
Pour maintenir cet espace entre les interlocuteurs, il ne suffit pas de leur
bonne volonté, de leurs marchandages ni de leur complicité. Car
une elle composition enfermerait leurs échanges dans ce quils possèdent
déjà. Leur communauté serait réduite aux acquêts.
La liberté exige davantage : que lespace ouvert soit maintenu béant,
en exigence jamais satisfaite. Une autre parole doit donc arriver en tiers
pour évacuer à toute maîtrise de la parole de lun
sur lautre, ou pour les prémunir contre un enlisement de connivence.
La liberté demande une libération de ses propres pièges.
Cette parole qui intervient en tiers, est linterdit, ce qui est
dit entre deux (au XIIe siècle, on disait lentredit).
Il agit pour maintenir lespace sans lequel la personne perdrait son identité,
évanouie dans lindistinction ou confondue avec le rôle de
victime ou de bourreau. Elle est une parole fondatrice, paternelle, la parole
quaucun sujet ne peut se dire lui-même (Il est bon que
tu vives). Cette parole évite à une personne dêtre
identifiée à lidée ou à limage que les
autres sen font. Cest donc une parole libérante. Elle
tranche les asservissements mais laisse intact léchange. Elle le
permet en favorisant la confiance, lunion dans la différence.
La foi et linterdit :
Le catholicisme se présente, au cur de son existence, comme une
communion. Ce ne sont pas tant les uvres qui importent ici, en
ce sens quelles sont toujours produites par un sujet dont elle népuisent
jamais la demande à Dieu dune conscience droite
(1 Pi 3, 21). Puisque nul ne peut mettre la main sur lautre, la relation
juste sera toujours du domaine de la prière et de loffrande, donc
de la grâce. Aucune relation nest obligée ni fatale. Elle
passe par lacte de se livrer. Cest dire que la
logique de lamour unit la nécessité vitale de donner sa
vie et la gratuité existentielle despérer une réponse
que rien noblige. Lamour rend libre. Linterdit pose lexigence
de se défaire de soi par amour même des ennemis, et
le désir que cette générosité nattende dautre
récompense quune plus pure générosité. Alors
aimer fait exister à limage de Dieu, car la grâce
du don façonne lexistence.
En révélant la logique de Dieu qui fonde le commandement de nous
aimer les uns les autres, Jésus ne porte pas atteinte à lunicité
de Dieu. Il entrouvre le mystère de Dieu pour révéler quen
Dieu la parole unit et distingue. Dieu vit en lui-même amour et communion.
La communion catholique ne se satisfait pas dune image pyramidale. LEglise
une se tient dans la fraternité déglises particulières.
Sans ce respect de lexistence des autres, lunité devient
uniformité. Or lunité appelle laction dun principe
unificateur, donc une certaine violence. La réciprocité en devient
impensable, sans laquelle la communion reste un cadre formel. Chacun a librement
besoin des autres. Vivre, cest co-exister. Ainsi linterdit fonde
la reconnaissance de laltérité.
Linterdit se présente alors comme Verbe et Souffle. Verbe,
car par lui surgit la parole en ceux dont la vie est appelée à
devenir réponse à lacte créateur. Le Verbe, médiateur
entre Dieu et lhomme, exprime linter-dit par excellence, puisquil
unit sans confondre. Il pose des existences à juste distance, dans la
reconnaissance réciproque. La foi repose sur un inter-dit radical, que
la confiance faite à une autre personne ne viole jamais le mystère
respectueux de lautre. Jamais ce mystère ne se montre aussi intouchable
que lorsquil se révèle dans la plus intime proximité.
Le plus proche est le plus autre.
Linterdit véritable habite la personne. Cest pourquoi il
se manifeste par le souffle que rien nenclôt ni narrête.
Faute de cet Esprit, linterdit retombe en stérile interdiction.
La fatalité de pratiques multiples occupent lespace de lespérance.
La légitimité de linterdit consiste à maintenir la
personne en état de dialogue, en sujet apte à répondre
et non point en objet. Cet interdit libérant est la condition de lamour,
donc de toute morale humaine.
t Albert
Rouet,
Evêque de Poitiers