RELIGION ET POLITIQUE : LE DEBAT EST-IL CLOS?

Boubaker EL HADJ AMOR,
Communauté Musulmane de Poitiers



LE DEBAT RELIGION POLITIQUE EN FRANCE:

A la fin du 19eme et au début du 20ème siècles, deux visions assez exclusives s'affrontaient en France: un rationalisme autosuffisant, souvent belliqueux et antireligieux et un imaginaire catholique se considérant comme la seule incarnation de l'identité française.
Cet affrontement qui s'est vécu dans beaucoup d'opposition et de véhémence s'est finalement soldé par des arrangements, des compromis et des aménagements. La laïcité de l'école, de l'Etat et des institutions a été proclamée mais en même temps la liberté religieuse ainsi que la manifestation et la communication des opinions en général et religieuses en particulier ont été garanties.

On peut dire qu'à partir de cet équilibre, l'expression des cultes antérieurs à la loi du 9 décembre 1905 a pu trouver sa place parfois même dans certaines institutions publiques.
Il n'était pas rare de voir, par exemple, jusqu'au milieu des années 80 des enfants juifs s'absenter de l'école, le samedi pour cause de shabbat. Au moins publiquement, tout le monde en acceptait l'usage.

Le débat va rebondir avec la présence musulmane.

LA FRANCE ET LA PRESENCE MUSULMANE:

La présence «massive » de musulmans en France date essentiellement des années 1970. C'est à cette époque qu'elle s'est transformée pour beaucoup en durable ou définitive.
En réponse à cette nouvelle situation il a fallu chercher à disposer des moyens essentiels à l'exercice individuel et collectif du culte.
Il y a eu alors toute cette période des refus de délivrer des permis de construire de mosquées...
Ce n'est qu'en 1989, avec l'apparition de l'affaire du foulard islarnique à Creil, que le débat sur les limites de la laïcité s'est réinstallé en France avec l'islam comme épicentre.

Le Conseil d'Etat a alors cherché à trancher les débats par son avis rendu le 27 novembre 1989 dans lequel il dit "Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestations de croyances religieuses... la liberte ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires."

Mais les affaires se multipliaient allant au delà de la communauté musulmane. Une lettre adressée, à cette époque, par un parent d'élève au Ministre de I' Education Nationale. disait : «Notre fille est menacée d'exclusion définitive sous le prétexte qu'elle affirme ses convictions religieuses en s'abstenant d'assister aux cours du samedi. Nous affirmons hautement qu'un citoyen qui fréquente un établissement scolaire public n'est pas soumis ipso facto à renoncer à sa pratique religieuse. Nous affirmons que l'absence de notre fille aux cours du samedi ne constitue pas un acte de prosélytisme envers ses camarades ni une gêne pour la bonne marche du lycée ».
Il a fallu attendre la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 pour mieux percevoir la nouvelle orientation des tenants d'une laïcité répressive vis à vis de la pratique musulmane. Le ministre disait dans sa circulaire qu' "il est des signes si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie commune de l'école" et que "ces signes sont, en eux mêmes, des éléments de prosélytisme".
Une semaine après la réception par les proviseurs de la circulaire, une lettre leur a été adressée par le même ministre pour préconiser plus de tolérance envers les élèves de confession israélite. Questionné sur le fait de considérer si la kippa s'apparentait au foulard, le premier ministre de l'époque Edouard Balladur avait rassuré les responsables des institutions juives en rejetant cette interprétation.

Ainsi la circulaire visait exclusivement la manifestation d'une pratique musulmane dont il ne fallait plus en apprécier l'usage mais la refuser d'amblée. C'est, d'ailleurs, à cause de cette exclusivité que la Ligue des Droits de l'homme avait réagi, dans un communiqué du 1er décembre 1994 estimant que la circulaire « a désigné, de fait, au nom de l'idéal laïque et national une confession particulière comme source de tous les problèmes alors que d'autres manifestations religieuses sont tolérées au sein des établissements scolaires, dès lors qu'elles ne ressortent pas de l'islam ».

PLUS GENERALEMENT:

L'adhésion à une religion concerne non seulement l'existence de lieux de culte et la manifestation de certaines pratiques religieuses dans les établissements scolaires publics mais une histoire, une culture, un système de valeurs, une conception de la vie et des rapports humains, des enseignements que cette religion a vocation à transmettre... Ce n'est qu'à travers cette transmission que la personne trouve son équilibre.
Cette transmission peut, pour certains de ses aspects, se faire dans des cadres stricts institués tel que les aumôneries ou les écoles privées mais elle passe plus généralement par tous les biais de la communication et de l'échange de la société.

Aujourd'hui, avec l'apparition des extrémismes et la généralisation des amalgames et des raccourcis, le devoir de cette transmission et le besoin de cette communication sont encore plus urgents. Or ni les moyens ni les circonstances ne sont réunis pour cela entre la France et ses musulmans.

D'une part, la laïcité française s'étant «négociée» en dehors de la présence des musulmans, ceux ci n'ont pu «bénéficier» de ses aménagements. Ils se trouvent ainsi aujourd'hui démunis des outils et moyens de base à une transmission et un exercice serein de leur religion.

D'autre part, entre la France et l'islam il y a une méconnaissance réciproque profonde : pour l'csscntiel, les musulmans de France sont loin de ce qui a façonné l'identité française. Ils ont besoin de temps pour en intégrer certaines des composantes essentielles. Réciproquement la perception française des valeurs musulmanes et de ce qui fonde l'imaginaire musulman et sa culture procède souvent du raccourci et de la caricature. Souvent, par la mise en avant de situations ou d'attitudes marginales (voir les manuels d'histoire de cinquième), on réfute le tout.

On ne peut avancer et construire de la sorte. un débat est encore plus nécessaire aujourd'hui. Il n'est pas possible, en effet, de balayer d'un revers de main tout ce qui fonde quelques millions de personnes sous prétexte que le modèle est accompli ou que le débat est clos. il n'est pas imaginable de voir s'intégrer ces quelques millions dans un espace et une réalité à laquelle ils sont en partie étrangers sans le moindrc aménagement.

LA FRANCE ET L'INTEGRATION EUROPEENNE:

L'expérience européenne en matière de rapports Etat-religions a pris des formes multiples.

La Belgique reconnaît un pluralisme religieux qui va jusque dans le système d'enseignement. L'Etat prend en charge les traitements des ministres du culte et de l'enseignement religieux. Dans les écoles publiques un choix est offert aux élèves entre l'enseignement de différentes religions et celui de « la morale laïque ».
On peut dire de façon synthétique que si la laïcité politique est de rigueur, le courant laïque est considéré comme une composante idéologique de la société et non comme son fondement.

En Angleterre ou en Ecosse les choses vont plus loin. L'Eglise est dite « établie». Le souverain est aussi chef de l'église et « défenseur de la foi ». Les assemblées de l'Eglise font partie des organes législatifs...

Au Danemark l'Eglise luthérienne est considérée comme un des départements de l'Etat. Elle jouit de son soutien. Dirigée par le ministre des affaires ecclésiastiques, elle assure certains services comme l'état civil.
Mais ce « privilège » n'a pas empêché la reconnaissance et le respect des autres religions présentes sur le territoire.

Dans plusieurs pays prétendants à l'Europe, le débat est ouvert sur le rapport à instaurer entre les Eglises et les Etats respectifs notamment sur le sens à donner à l'enseignement dans les écoles publiques et en particulier la place de l'instruction religieuse dans les programmes scolaires, sur le regard que peuvent avoir ou non les Eglises sur le choix de société etc..
Au delà de l'enjeu politique on voit se dessiner un autre plus important: un enjeu philosophique et de choix de type de société.

Finalement, il s'agit, dans différents pays d'Europe, d'autres approches de la laïcité que celle de la France, que personne ne pourra qualifier de moins démocratiques ou moins respectueuses des libertés fondamentales. l'Eglise s'y manifeste par une présence au sein des institutions officielles de l'Etat et participe fortement au débat sur les enjeux collectifs.

La France avec le développement de l'Europe et son élargissement, tout comme le Monde d'ailleurs avec l'extension de la mondialisation, se trouve face à la question du pluralisme culturel et de la reconnaissance des identités. Il devient urgent aujourd'hui de se poser les termes de la compatibilité entre l'appartenance citoyenne et la diversité culturelle voire identitaire. On ne peut faire l'économie d'un débat serein et ouvert, surtout que la conception française généralement admise sur ce thème a l'air de démontrer quelques limites. Pour preuve, la France est le seul pays européen à avoir refusé, en son temps, de ratifier la charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
A l'heure où la construction européenne dépasse l'économique, il est important de tenir compte des expériences réciproques afin de mieux nourrir les choix, dépasser les inhibitions et permettre à chacun de participer à l'essor collectif car finalement c'est cela aussi la citoyenneté.

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