Le débat entre religion et politique n’est pas clos dans le catholicisme et
ne le sera jamais. La raison en tient à la manière dont l’Eglise entend la création.
En fidélité à la Bible, sa position s’est précisée dans les conflits philosophiques
qui l’ont opposée, pendant les trois premiers siècles, à la pensée platonisante,
puis à la compréhension technicienne de l’origine du monde et de l’histoire.
D’un côté, les chrétiens ont refusé aussi bien la conception d’un monde immanent
du divin, que la vision pessimiste d’une déchéance dans la matière. De l’autre
côté, ils ont récusé une totale séparation entre un cosmos délié de toute référence
à un Dieu ainsi devenu inutile et superflu, donc abandonné aux seules lois qui
le régiraient sans autre signification.
La création, une mise en relation
Entre les deux opposés, celui d’une participation naturelle à la vie divine
ou celui d’un total isolement, la révélation réfléchit en termes de relation,
donc de présence et de recul. Dieu crée par la parole, plaçant l’homme en interlocuteur.
A la fin de son œuvre, Dieu se retire (Gn 2, 2). A Lui, le ciel ; la terre,
il la confie aux hommes (Ps 115, 16). La tradition biblique écarte la création
de l’interventionnisme d’un gouvernement divin direct et immédiat.
Pour autant, elle réprouve que l’histoire ne possède aucun contact avec Dieu.
Saint Paul considère que tout a été créé par le Fils, en Lui et pour Lui (Cl
1, 16). Que “tout subsiste en Lui” (v. 17), laisse à la liberté fondée
par cette relation la responsabilité de construire l’histoire de manière humaine,
c’est à dire fraternelle. Le monde est à conduire à son achèvement et l’homme
est appelé “collaborateur”, “intendant” de ce dessein de Dieu. Cette tâche est
coextensive à l’histoire.
L’attitude même du Créateur qui parle et se retire, pose une distance entre
faire et être, une non coïncidence entre les deux. L’être s’exprime dans ce
qu’il fait, il ne s’y réduit pas. D’où l’importance du sabbat puis du dimanche,
qui empêchent d’identifier l’homme à son travail ou à sa production. Il se profile
alors un cercle logique entre les conditions d’existence de l’homme qui favorisent
ou non sa fécondité sociale, et l’influence de l’activité, et du labeur sur
l’existence historique de l’homme saisi dans son rapport aux autres humains
et aux choses.
Le domaine de la politique apparaît ici comme une incessante responsabilité
d’humanisation. Un philosophe du XIXe siècle, Jules Lequier, la définissait
ainsi : “Faire et en faisant, se faire”.
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Retrouver la question éthique
Cette responsabilité conjointe de l’être et du faire chargée de bâtir peu à
peu une humanité fraternelle, se heurte à deux obstacles majeurs qui cherchent,
l’un et l’autre, à évacuer la tension entre ces deux pôles pour la réduire à
un seul principe.
D’un côté, la religion cède aux pulsions du sacré (cette force vitale qui cherche
à légitimer un pouvoir) et elle ne laisse aucune autonomie aux réalités temporelles
; mais de l’autre, un immanentisme du Progrès confond les avancées techniques
(le faire) avec la valeur humaine (l’être). Cette fausse unité qui impose un
monologue au lieu de la relation, enferme la politique entre l’application pragmatique
de solutions immédiates et les impératifs techniques des moyens disponibles.
L’uniformité entraîne l’immobilisme oppressif. La question éthique est proprement
évacuée. La politique navigue sans référence à la portée humaine de ses applications.
L’homme en paie les conséquences.
En répondant “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”
(Mt 22, 21), Jésus n’oppose pas tant deux domaines irréductibles qu’il interroge
sur “l’image” donc sur les représentations de César et de Dieu. Cette phrase
a été utilisée pour promouvoir une indépendance échevelée des entreprises, en
clair pour établir la domination de certains intérêts, principalement économiques,
sur la vie politique. L’image de l’homme oscille entre l’exploité et le consommateur.
Parce qu’il échappe à toute représentation, Dieu libère la politique de l’asservissement
de l’homme aux dominations partisanes et cupides. Ainsi, la vie commune des
hommes, la destination universelle des biens de la terre, l’égal respect de
la dignité de chacun apparaissent comme les exigences inévitables pour garder
à la politique sa dimension humaine, donc son éthique.
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Le Bien commun
Car la politique ne saurait se passer de références éthiques. Acceptons la définition
habituelle de la politique comme le service du bien commun, chargé de
l’instaurer et de le promouvoir. Supposons que ce service soit dénué de toute
ambition partisane, de violence et d’intrigue, il reste que la définition même
du bien commun pose plusieurs problèmes aigus.
Le premier concerne son contenu. Car vivre ensemble, bâtir une société juste...
apportent des réponses susceptibles de varier selon les périodes ou les cultures.
Elles expriment davantage un rapport entre une société donnée et son
idéal affiché, qu’une définition admise partout et toujours. La raison elle-même
connaît des approches diverses. Ce n’est qu’au prix d’une généralisation plus
ou moins imposée que la rationalité devient universelle. La “raison universelle”
naît de l’extension d’une conception particulière.
Le second problème interroge pour savoir quel pouvoir sert ce bien commun :
est-ce l’opinion d’un seul chef, l’avis d’une minorité tenue pour éclairée ou
la conclusion majoritaire tirée d’élections ? On sait l’arbitraire, les intérêts
ou la versatilité de ces fondements.
Sommes-nous pour autant conduits au relativisme ? Certainement pas, dans la
mesure précise où, au sein même de ces problèmes du contenu et du pouvoir, le
bien commun traduit un rapport. Non pas d’abord un rapport entre une situation
et un idéal à établir, mais une relation entre la condition inachevée de l’homme
et sa progressive humanisation. L’homme devient lui-même en participant à construire
une société telle que chacun puisse y exprimer sa propre fécondité sociale.
Le travail personnel de se penser va de pair avec la constitution politique
de liens sociaux de plus en plus garants d’une humanisation possible. La paix,
la justice, la dignité y prennent place.
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Sur quel fondement ?
Il serait évidemment tentant de confier à la religion la responsabilité de fournir
les fondements de ce rapport. Ne dit-elle pas l’origine et la destinée de l’homme,
donc ce qui est bien et bon pour lui, ce qui lui convient justement ? La laïcité
voit dans ce rôle une prétention exorbitante. Autant elle reconnaît à la religion
une efficacité humanitaire et lui concède d’apporter un secours moral, autant
elle lui refuse de définir dans la sphère publique les fondements et les objectifs
de la politique, tout en laissant les croyants libres de le penser pour eux-mêmes.
Les termes du débat en deviennent tellement resserrés que le conflit, larvé
ou éclatant, paraît inévitable.
Mais il n’est pas sûr que ce conflit saisisse l’ampleur de la question. Outre
l’interrogation sur l’élan de l’origine et sur la forme de la destinée de l’homme,
il convient aussi de s’interroger sur la force de ces données, c’est-à-dire
de poser la question proprement éthique des exigences du vivre ensemble,
donc de réfléchir à leur nécessité.
Ces exigences débordent largement les règlements de police ou la sécurité des
habitants, ces banalités qui appellent des justifications étayées. Une exigence
n’est pas justifiée par son utilité immédiate. Elle trace les conditions obligées
pour que l’homme naisse à lui-même dans sa liberté. Elle réclame de passer sans
cesse de l’affirmation de droits formels à l’exercice réel de leur effectuation.
Un tel passage suppose non seulement une application concrète, mais surtout
que l’élan d’humanisation ne s’atténue pas, ni que ne s’émousse la pointe des
exigences.
Ici, s’ouvre une place pour un dialogue entre le politique et la religion.
Le politique limite la religion en l’empêchant d’occuper tout l’espace ou de
sacraliser indûment une expression sociale. Il l’oblige donc à se purifier sans
cesse. De son côté, la religion questionne le politique, lui interdisant aussi
de sacraliser ses ambitions.
En clair, les exigences que la religion adresse à la politique relèvent de l’utopie
entendue comme l’espérance qui juge de la pertinence des actions quotidiennes,
en fonction d’une perception d’un homme toujours inachevé, y compris dans sa
dimension spirituelle. Elle oblige à poser la question ultime, celle de l’éthique
sur la raison de nos actes.
Ce dialogue déborde l’opposition entre ce qui est intrinsèque (la religion politisée
ou la théocratie) et ce qui est extrinsèque en deux domaines. L’homme relève
des deux approches politiques et religieuses.
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De par la création, la foi possède une dimension sociale. L’évangile parle d’un “second commandement qui est semblable au premier” (Mt 22, 38-39). On interprète trop souvent “le semblable” comme un commandement dérivé, diminué, de moindre force. Donc optionnel par décision privée de faire l’aumône. On oublie ainsi le dessein de Dieu sur le monde. Cette volonté est à faire grâce à des médiations inévitables, dont fait partie le politique. “Semblable” signifie alors : selon le projet de Dieu sur le monde, ce qui est conforme à son projet créateur : rendre cette terre fraternelle, grâce au libre travail des hommes. Alors la foi soutient l’autonomie de l’action politique.
t Albert
Rouet,
Evêque de Poitiers