Y-a-t-il une position spécifiquement protestante en matière de relations entre la religion et la politique? Difficile à dire, en dehors d'une discrétion certaine de l'autorité religieuse protestante vis à vis des autorités civiles, même dans les pays à majorité protestante. Un signe certain de ces rapports discrets:
l'anti-cléricalisme tel que nous le conniaissons, en particulier dans les pays latins, anti-cléricalisme né d'une trop forte volonté de domination de l'Eglise sur la société civile et l'Etat, n'existe pas en Europe du Nord, même si les rapports Eglises-Etats ne sont pas toujours exempts de tensions. C'est plutôt l'inverse qui menacerait quelques fois: une trop forte domination de l'Etat sur l'Eglise ou les Eglises. Un autre exemple de ces rapports discrets: la séparation des Eglises et de l'Etat a été décidée pour la première fois de l'histoire, aux Etats-Unis, en 1776, dans un pays à forte tradition réformée.
Pour mieux comprendre la position réformée, il vaut mieux revenir aux sources, c'est à dire à Jean Calvin, même si, bien sûr, sa réflexion a vieilli. Les bases, cependant, en sont solides.
Le Livre 4, chapite 20, de l'Institution chrétienne de Jean Calvin est consacré à l'Eglise et l'Etat, autorité spirituelle et autorité civile. Calvin commence par rejeter vigoureusement l'opinion de ceux qui ne veulent se reconnaitre ni rois ni maitres sur terre, sous prétexte qu'ils ne sont soumis qu'au Christ."Si le royaume spirituel du Christ et le gouvernement civil sont des choses fort différentes cette différence bien réelle ne doit pas nous faire rejeterie gouvernement civil comme une chose souillée, qui ne concerne nullement les chrétiens." . Calvin en rajoute d'ailleurs sur ce point en critiquant ceux qui soutiennent que "c'est chose trop vile pour nous et trop contraire à notre dignité de nous abaisser aux soucis impurs et profanes concernant les affaires de ce monde, auxquelles les chrétiens doivent être étrangers." Ces gens, pour Calvin, "imaginent follement une perfection qu'on ne saurait trouver dans une société humaine." Et, pour enfoncer le clou, il précise :"le gouvernement civil est aussi nécessaire aux hommes que le pain, l'eau, l'air et le soleil, et il l'emporte en dignité sur ces choses." Le gouvernement civil n'est donc pas simplement de l'ordre de la nécessité mais aussi de celui des valeurs, de la morale, "Il assure la tranquillité publique et protège les biens et les personnes. Il permet aux hommes d'avoir des relations exemptes de fraude et de nuisance et de vivre dans l'honnêteté et la décence. En bref , il assure aux chrétiens le libre exercice du culte public et permet aux hommes de vivre humainement." Bien sûr pour Calvin le but principal de l'existence est de rendre un culte à Dieu, et l'autorité civile se doit d'y veiller : elle participe donc en celà de l'ordre du salut, mais vous remarquerez le souci très moderne de permettre aux hommes de vivre humainement.
Une certaine ambiguïté se manifeste dans le rôle que Calvin veut voir jouer à l'autorité civile puisque ses représentants doivent "avoir conscience d'être les serviteurs de la justice divine" et que leur siège est "le trône du Dieu vivant": et cependant il reconnaît que l'on n'en peut "juger de ces choses dans l'absolu, puisqu'elles sont avant tout soumises aux circonstances". Position très pragmatique et humaniste. Contrairement à la Loi de Dieu, les lois des hommes ne peuvent être immuables et la forme de leur gouvernement peut varier aussi en fonction des circonstances.
Si, comme je l'ai dit, il peut y avoir une certaine ambiguïté chez Calvin dans la nature du pouvoir civil qui tient salégitimité de Dieu et n'est donc pas totalement indépendant de la pensée religieuse, le Réformateur est néanmoins très clair sur la séparation des pouvoirs: à propos du droit à faire la guerre, il précise "qu'il n'y a pas lieu de chercher une déclaration concernant cette question dans la doctrine des apôtres, dont le dessein n'était pas d'organiser des gouvernements civils mais de décrire le royaume spirituel du Christ." C'est donc au gouvernement civil de décider seul des choix politiques à effectuer.
Les lois, édictées par les nations , même si "elles sont édictées en raison des circonstances propres au temps, au lieu et à la nation concernée", doivent être obéies par le chrétien. La seule exception à cette obéissance,c'est "qu'elle ne doit pas nous détourner de l'obéissance à celui à la volonté de qui il est raisonnable que tous les édits de nos rois se conforment et que tous sous leurs ordres se soumettent... Si les autorités en viennent à nous prescrire à agir contre lui , nous ne devons en tenir aucun compte."
On trouve donc chez Calvin une très ferme notion de la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique. Il avait d'ailleurs très vivement conscience des risques d'amalgame et des dérapages funestes qui pouvaient s'en suivre. Il avait souvent supplié ses coreligionnaires d'éviter les affrontements avec l'autorité civile, même lorsqu'elle ne leur était pas favorable, et il avait tout fait pour évitet les guerres de religion. Malheureusement, comme chacun le sait, il ne fut pas écouté sur ce point. L'on peut dire cependant que la réflexion politique de ce leader religieux n'est pas restée sans effets dans les pays où la Réforme gagna une influence importante ou prépondérante. L'autonomie qu'il reconnait au pouvoir civil et l'éminente dignité dont il l'entoure se retrouvent dans la représentation picturale que donne, par exemple, Rembrandt du corps de ville, ou conseil municipal d'une cité des Pays-Bas réformés. L'on y voit bien l'autorité tranquille et bien assurée de ce pouvoir "partagé entre plusieurs", comme le souhaitait Calvin, qui manifestement se sent légitimé par la bénédiction de Dieu Mais nous sommes là en "terre protestante", si j'ose dire, et la position réformée vis à vis de la politique variera suivant que nous parlons de pays où le protestantisme a pu s'implanter solidement ou de pays où il a dû longtemps lutter ne serait-ce que pour survivre. Ce dernier cas est celui de la France où pendant longtemps le pouvoir politique a servi de relais au pouvoir religieux dominant pour interdire tout~iéve loppement du protestantisme. Il s'en est suivi une très longue méfiance vis à vis du pouvoir politique, méfiance qui n'est pas encore totalement dissipée, méfiance doublée de la volonté de protéger tout mouvement minoritaire remis en question par la majorité du moment de l'opinion publique. Je n'en veux pour preuve que la levée de bouclier qu'ont soulevé dernièrement au sein de la Fédération protestante de France certaines approximations fâcheuses et grosses maladresses de la Commission interparlementaire sur les sectes. Certains journaux protestants ont été jusqu a évoquer la possibilité d'une nouvelle chasse aux sorcières et Jean-Paul Willaime, professeur de sociologie à l'Ecole des Hautes Etudes, fait circuler en ce moment un questionnaire très précis dans les milieux protestants pour savoir si certains ont été victimes de harcèlement de la part des autorités administratives, sous prétexte de lutte contre les sectes.C'est aussi pour ces raisons, historiques plus que sociales, que, jusqu'à ces derniers temps, les Protestants français votaient majoritairement à gauche, gauche perçue, à tort ou à raison, comme défendant plus efficacement la liberté de pensée et le droit des minorités.
Si, par ailleurs, l'on prend pour exemple les pays à forte densité protestante, l'on n'y retrouve pas, évidemment, le réflexe de défense minoritaire, mais le respect préconisé par Calvin du pouvoir civil par le pouvoir religieux, la séparation des pouvoirs et la séparation des Eglises et de l'Etat y sont largement pratiqués. A part quelques minuscules partis, dits "protestants" ou "évangéliques" en Hollande et en Suisse, vous n'y trouvez pas de partis qui s'inspirent de la doctrine sociale et politique d'une Eglise, comme certains partis démocrates-chrétiens. Il faut d'ailleurs remarquer que le parti qui porte ce nom en Allemagne, s'il comporte bien sûr de nombreux militants protestants, est tout de même à forte dominante catholique romaine. Par contre vous avez une forte influence protestante dans le SPD, parti laïque. En terres imprégnées de protestantisme, l'esprit civique "protestant" est transmis non par des Eglises ou des clercs mais par des laïcs engagés qui s'expriment sous leur propre responsabilité et/ou celle de leur organisation politique. En bref il n'y a pas d'interventionnisme protestant, en tant que tel, dans la vie politique des Etats. Je rappelle d'ailleurs que le protestantisme ne constitue pas un Etat et ne dispose donc pas d'envoyés diplomatiques auprès des gouvernements!
Vous allez penser que je trace un tableau un peu idyllique des relations religion-politique dans un milieu majoraitairement protestant mais certains évènements récents vous auront certainement convaincu que tout n'est pas rose dans ce domaine. Au début de mon exposé je faisais état du fait qu'en milieu protestant c'est quelque fois la politique qui s'impose à la religion. Sans revenir au détestable détournement des textes bibliques commis autrefois par certains réformés d'Afrique du Sud pour justifier leur politique d'apartheid, des évènements tout récents démontrent qu'on est jamais loin du dérapage et de la confusion des genres. Je pense bien sûr à la véritable croisade , à la guerre du Bien contre le Mal que certains milieux politiques nous adjurent de mener pour combattre le danger, réel certes, que fait courir le terrorisme à notre civilisation. Il s'agit là de concepts religieux absolus détournés de leur sens pour des fins politiques, donc relatives. Ceux qui les emploient, et qui prétendent s'inspirer pourtant d'une pensée proche de la pensée réformée, ont oublié ce que Calvin disait du droit de faire la guerre, propos que j'ai cités au début de Cet exposé:" il n'y a pas lieu de chercher une déclaration concernant cette question dans la doctrine des apôtres, dont le dessein n'était pas d'organiser des gouvernements civils mais de décrire le royaume spirituel deDieu." Donc pas de guerre sainte chez les Protestants.Et, je terminerai en citant à nouveau Calvin sur l'autorité civile et la politique "l'on ne peut juger de ces choses dans l'absolu, puisqu'elles sont avant tout soumises aux circonstances." OUI à l'interaction entre convictions religieuses et principes politiques, Calvin nous encourage fortement à participer à la conduite des affaires, mais NON à la confusion entre les valeurs absolues de la religion et les valeurs relatives et circonstancielles de la politique, à moins de vouloir courir vers la barbarie que l'on prétend condamner par ailleurs.