La question du salut est d'abord celle de savoir si Dieu peut se communiquer et partager avec sa créature quelque chose de lui-même. Ainsi posée, cette question semble abstraite, alors que l'idée du salut, de libération, de délivrance, exprime d'abord des soucis très précis. Par exemple, le désir d'être sauvé de la maladie ou de l'angoisse, le souhait d'être délivré de la misère et de la détresse, donc l'espérance d'accéder à une existence libérée des entraves et des contraintes.
Un tel espoir a été vivement combattu à l'époque moderne. Plusieurs courants lui ont fortement reproché de rechercher auprès d'une puissance supérieure des solutions qui relèvent du travail, de la recherche et des capacités humaines. Marx accusait la religion d'aliéner l'homme. A ses yeux, les religions justifiaient la fourberie de dépouiller l'humanité de ses responsabilités à construire une histoire en laquelle apparaîtrait progressivement une société véritablement juste et un homme libre et adulte. Les courants positivistes rejetaient la foi comme des dogmatismes contraires à la science, comme des obscurités opposées aux lumières de la raison, comme des freins traditionalistes hostiles au progrès et à la démocratie. Pour ces courants, l'idée même de salut est néfaste : le salut ne vient pas d'ailleurs, il monte de l'homme et résulte de ses entreprises.
Point n'a été besoin d'attendre les déceptions de ces espoirs humanistes, pour que soient tempérées leurs promesses. La bombe atomique a montré combien la science peut se retourner contre l'homme ; le chômage brise les perspectives d'une heureuse croissance ; l'injustice des conditions sociales altère la visée d'une économie radieusement appliquée au développement équitable. Car, avant ces échecs qui doutent des conceptions scientifiques d'un progrès harmonieusement bénéfique, d'autres voix avaient tenu à préciser les limites des aspirations illimitées de l'homme. Le salut n'est pas seulement une entrave à l'inventivité humaine ; davantage, il est illusoire.
Il représente une double illusion. D'abord, sous couleur de lancer l'homme vers un avenir de plénitude et de joie, il le ramène aux sentiments les plus archaïques de la toute-puissance puérile et à l'euphorie ftale de l'enfant à naître. Ensuite, il construit une fausse conception de l'homme. Celui-ci, de par son existence même, malgré tous les progrès envisageables, reste un être limité, temporel, un être-pour-la-mort. Il doit apprendre à se contenter de ses limites, à utiliser ses contraintes. La finitude constitue sa condition : elle est un fait et non un mal. A l'objectivité de ces données, s'ajoute la conviction morale d'un courage stoïque afin d'honorer la force d'une existence consciente et digne. Le désespoir existentialiste ne démobilise pas des engagements indispensables pour devenir humain, il se contente d'être lucide sur les horizons possibles.
Ces critiques obligent à bien cerner la question du salut. En ce sens, elles le situent devant la question radicale, celle de la distance qui sépare le Créateur de ses créatures. Le rejet du panthéisme (Dieu confondu avec une nature, une vie, un amour divinisés), au nom même de ce qu'est Dieu (le tout-Autre, autrement Autre que nous l'imaginons), ce rejet pose inévitablement la question du contact avec Dieu. Le contact ne peut surgir que d'une initiative divine, puisque l'homme ne saurait rejoindre Dieu par une seule avancée issue de sa nature créée donc limitée. En même temps, la disproportion entre le Créateur qui existe en Lui-même et la créature qui en dépend, oblige à se demander comment Dieu peut rejoindre l'homme sans l'écraser par sa puissance, sans le violer par sa majesté.
Alors que le bouddhisme du Petit Véhicule avance que "l'enfant a besoin de ses parents, le chrétien a besoin d'un Sauveur, le Bouddhiste se suffit à lui-même", ce qui définit une Sagesse humaniste, la foi monothéiste s'interroge sur la manière dont Dieu entre en alliance avec l'homme. Ce lien ne s'établit pas de l'extérieur, puisque Dieu "est plus intime à moi que moi-même" (saint Augustin), sinon le cur de l'homme serait fermé à la présence de son Créateur, ce qui est contradictoire. C'est par l'intérieur que passe l'Alliance. Elle unit mais sans écraser, elle relie mais sans confondre. La miséricorde, source de l'Alliance, naît d'un Amour qui "unit en personnalisant" (Teilhard de Chardin).
Puisque Dieu se présente ainsi et se lie selon ce qu'il est, avec une proximité ardente et un respect amoureux, c'est qu'il existe, en Dieu même, la capacité d'aimer avec puissance mais sans contraindre. Donc Dieu envers l'homme établit une distinction entre l'acte de le créer et l'acte de l'inviter à l'alliance, sinon cette alliance serait imposée par la création, obligatoire et non pas libre : elle dénierait à l'homme la capacité même de répondre à cet appel divin, donc à le reconnaître en sa générosité, en sa gratuité.
Certes, mais la question redouble : Dieu se donne lui-même, il partage son Amour, il offre sa vie. L'échange proposé à l'homme discerne donc que Dieu connaît en lui-même un échange vital. La vie se donne parce qu'elle est en elle-même don. Et ce don suscite réponse et acquiescement. Il est dynamique et libérateur. Il crée une relation nouvelle entre Dieu et les hommes. Une telle générosité de l'échange ne se comprend - sinon elle resterait un objet extérieur - que si Dieu vit en lui-même cette générosité et cet échange. Que si, en effet, il vit à l'intime de son mystère cet échange de générosité. Parce que Dieu éprouve en lui-même, en son sein, un si fort partage, en se communiquant à l'homme, il se donne à lui réellement, il se comporte envers lui selon sa nature propre. Le salut est prioritairement le partage d'une confiance vivante. Elle introduit l'homme dans l'intimité avec Dieu. Cette vie partagée contredit les fausses représentations de Dieu, les idolâtries.
Tel est le salut dont parle la foi catholique. Dieu franchit l'espace entre Lui et l'humanité. Il constitue l'homme "participant de la nature divine" (2 Pi 1, 4), sans confusion ni mélange. Par l'union dans la différence, dont le mariage apporte le symbole biblique, l'homme est ainsi élevé à un épanouissement de sa vie. Il connaît une plénitude, non pas selon le type du rassasiement d'un besoin, mais suivant l'élan d'un Désir infini qui l'enflamme sans fin et le plonge dans l'immensité inépuisable de l'Amour divin.
Le péché ne crée rien. Il rend opaque le chemin vers Dieu et sourd à sa proposition. Il bâtit des idoles dont la fascination renforce en l'homme la dépendance à des mirages surgis de ses envies, et l'illusion de divinités composées à partir de ses peurs ou de ses refus. Le péché est une impasse. La Bible utilise maintes images pour le décrire : la dureté du cur, l'aveuglement, la feuille desséchée, le linge souillé de sang, la mort enfin.
Selon un mot que répète l'apôtre Paul ("Les infidélités de l'homme ne ruinent pas la fidélité de Dieu"), Dieu n'abandonne pas son projet d'alliance avec l'homme. Le dessein de Dieu l'avait prévu dès la création. Il consiste à élever l'homme de l'état de création à celui de fils. uvre de gratuité, uvre de confiance, ce projet suscite en l'homme une réponse de confiance, par la foi. Dans la foi, l'homme vit de l'échange avec Dieu et en Dieu.
Encore faut-il un point de contact objectif entre Dieu et une humanité qui vit dans l'histoire et dont la condition physique trace les repères concrets de son existence. Dieu seul peut franchir la distance qui le sépare de l'homme, si pécheur qu'il soit devenu. En outre, le partage avec Dieu n'est possible que si Dieu consent à se mettre au niveau de l'homme. Loin de constituer une déchéance de sa dignité divine, l'humilité de Dieu prouve la vérité d'un amour qui, pour toucher l'autre, se place à son niveau, parle sa langue, communique en son histoire. Il n'est pas de salut possible sans la grâce d'une médiation qui joigne Dieu et l'homme. Tel est le sens de la venue de Jésus-Christ sur la terre. Il est le Sauveur qui rassemble les brebis dispersées, le Médecin qui guérit les plaies idolâtres, le Vivant qui outrepasse la mort. Il est lui-même le salut, comme transfiguration de l'homme vivant en Dieu.
t Albert Rouet
Archevêque de Poitiers