Notre livre chrétien, la Bible, est pluriel. Non pas un seul ouvrage écrit en une seule fois, mais une diversité de textes reliés peu à peu en un volume unique. Les livres (Biblia) sont devenus LE Livre : la Bible. Quelques 70 textes, d'une page unique à un volume léger (le plus important recueille les 150 psaumes), ne s'additionnent pas principalement en pages successives. Ces ouvrages s'interpénètrent, se croisent, se relisent l'un l'autre en une spirale ascendante.
L'ordre des textes retenu par l'Eglise catholique, ordre hérité en partie du judaïsme, n'est pas un absolu. La loi, les prophètes et les sages connaissent des sous-sections variables. Le point commun entre ces traditions éditoriales réside dans le fait que le Nouveau Testament suit l'Ancien Testament - pour conserver l'ancienne appellation. Cette disposition est, elle-même, susceptible de deux interprétations complémentaires.
Pendant des siècles, l'opinion générale tenait que le Nouveau Testament accomplit et achève l'Ancien, comme le passage de la prophétie et de la préparation, à la réalisation et à l'achèvement : la Révélation s'achève objectivement à la mort du dernier apôtre de Jésus Christ qui, lui, n'a rien écrit.
Mais les analyses historiques des textes, depuis le XVIIIe siècle
jusqu'à nos jours, en passant par une crise majeure au tournant
des XIXe et XXe siècles, ont conduit les catholiques à réexaminer
les relations littéraires, archéologiques, scientifiques, qui
rattachent le texte à son contexte.
Davantage : ce travail imposé au nom des rapports entre la science et
la foi, a pénétré au sein du texte biblique pour en révéler
les correspondances, les relectures internes. Un "jeu" très
actif conduit la Bible non pas seulement de manière linéaire,
mais comme un tissage, une reprise de plus en plus approfondie. Alors le Nouveau
Testament relit l'Ancien, se mêle à lui. Il le lit en plénitude.
L'unité de la Bible naît de cette rumination créative.
La pluralité des textes comprend une unité dynamique.
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Une telle richesse appelle évidemment une cohésion
pour ne point se confondre avec un empilement de pages ou une morne succession
de livres.
Cette cohésion naît dans un peuple. Un peuple qui porte la Parole
qui le nourrit et l'inscrit dans son histoire avec les mots et les mentalités
d'un temps, avec les événements et les évolutions
naturelles. La même situation historique reçoit la Loi et l'enrichit,
écoute les prophètes et les commente pour se les approprier. Ce
livre est l'aujourd'hui d'un peuple. La communauté le
célèbre au c¦ur de sa liturgie et de sa prière. En
ce sens, le Livre est Parole reçue et proférée à
nouveau. Ce Dieu qui s'est manifesté hier, se manifeste aujourd'hui
et se manifestera demain.
En passant de l'oral à l'écrit, la Parole inscrit l'Alliance dans une actualité humaine qui écoule dans le temps la même Présence de Dieu. Pour les catholiques, la véritable rupture se produit à Noël où naît Jésus le Christ ; elle survient à l'Ascension, au moment où il part. Qu'est-ce à dire ?
Jésus qui a beaucoup parlé n'a rien écrit.
Il ne laisse aucun corpus littéraire. Mais il laisse son Corps. Il est
le Verbe fait chair, un Souffle et non des mots, ni un vocabulaire, ni un volume
de texte. En livrant sa vie, il donne la seule Ecriture qui convienne au Corps
de Celui qui émet l'Esprit sur toute chair en offrant son corps
charnel. Son acte de don communique aux témoins de former un Corps que
l'Esprit élargit à tous les hommes. Les Apôtres écrivent
leur témoignage, acte unique et fondateur, mais acte qui renvoie au Christ
absent, monté au ciel, et qui souligne le dynamisme de l'Esprit
qui envoie sur les routes du monde. C'est ce départ, donc cette
rupture créatrice de l'Eglise par l'émission de l'Esprit,
que fixent en ces pages ceux qui partent dans le monde. Le texte écrit
relate le départ du Fondateur et de ses envoyés. Après,
il n'y aura que la manducation de cette parole, sa célébration
et son commentaire. Sa vie propre est dans ce peuple qui constitue le Corps
du Christ.
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La pluralité des Ecritures est portée par un Peuple,
non pas comme dans un texte mort, mais en témoignage d'un Souffle
créateur de don et de générosité. La Révélation
continue subjectivement dans le c¦ur de tout croyant appelé à
incarner la Parole. Le catholicisme n'est pas une religion DU livre ; il
est une religion PAR le livre.
C'est dire que le livre n'est pas une fin en soi. Le corps manifeste
le c¦ur. Les deux sont indissociables. La lecture est celle de tout le
Peuple. Il reconnaît la Bible comme présence du Dieu qui l'appelle,
et il se reconnaît comme Peuple qui entend le même appel dans les
mêmes textes. Le peuple qui porte la Parole est porté par elle.
Car la Parole se fait chair. C'est comme chair d'un
Autre que la Parole est nourriture. Ce n'est pas le résultat écrit
qui est mangé, mais l'acte d'amour de Celui auquel rendent
témoignage les livres. Il a fait ce qu'il a dit, le livre dit ce
qu'il a fait.
La Parole appelle le sacrement comme acte de rencontre plus radical encore
que les mots, comme mise en oeuvre d'une Parole vivante. Seul l'auteur
de cet acte fondateur peut inspirer l'Ecriture qui parle de Lui. Mais tout
écrit, en même temps qu'il précise, objective et conserve,
limite, trie et particularise. L'Ecriture a besoin d'un autre qu'elle-même,
avec qui elle fasse corps, pour exister plus réellement qu'un constat
de police.
L'Eglise catholique parle de "Deux Tables", la Parole et le Pain.
L'expression est récente, mais elle suggère le même
acteur qui parle et qui nourrit. C'est Lui-même la table : table
où est écrit l'accomplissement de la volonté du Père
et table du festin avec Dieu. L'Eucharistie est expression, la Bible est
Eucharistique.
De même que la nourriture donne l'énergie pour vivre, la Parole reçue introduit dans le dialogue, elle pousse à parler. L'écoute la plus intime rejoint l'intime des autres. C'est en cet échange que Dieu se montre. En un sens tout ordinaire, l'Eucharistie est plus reposante, moins impliquante que le partage ardu de la Parole. En catholicisme, elle est aussi plus habituelle. Mais son repos, sa communion, font culminer les paroles dans l'acte aimant de l'Alliance où l'Autre nous prend en Lui.
Dire "La Parole de Dieu" se comprend donc comme une alliance, un
échange. Le texte joue en tiers entre les interlocuteurs, en médiation
entre eux afin que, sans affrontement, le Verbe circule de l'un à
l'autre, épousant les mots de l'un et de l'autre. C'est
ainsi qu'il les conduit au-delà d'eux-mêmes. Enfermer
la Parole en un objet matériel, réduit au mutisme. La Parole n'attendrait
plus de réponse libre, faute de solliciter une confiance qui libère
et ressuscite en pacte de vie. Ce pacte qui fait corps, l'Eglise.
t Albert Rouet
Archevêque de Poitiers