PLACE DE LA RELIGION DANS LA SOCIETE ACTUELLE

Au centenaire de la loi de séparation du 9 décembre 1905, le thème de notre rencontre suggère la question: la loi de séparation des Eglises et de l'Etat constitue-t-elle encore aujourd'hui la bonne réponse pour définir la place des religions dans notre société française?

Cette question est d'autant plus légitime dans une rencontre interreligieuse qu'il y a un an environ, nous avons vu débattre longuement de ce thème, des hommes politiques, des intellectuels et des dignitaires religieux ; les uns se prononçant pour la modification de cette loi les autres non.

1- Une loi de compromis et une histoire qui se répète :

je voudrais brièvement rappeler 5 éléments:

a) que cette loi n'émane pas d'une construction théorique. Il s'agit d'un compromis forgé après un long cheminement, beaucoup d'affrontements et d'ajustements. Bîle est le produit d'une histoire.

b) que, quand elle a produit certe loi, la France était traversée par des Courants convaincus du besoin d'éradiquer la religion (catholique en premier puisqu'elle constituait l'ennemi de l'époque mais la religion en général). c'est à dire par les adeptes d'une société de non religion. Je peux citer la fameuse phrase prononcée le 8 novembre 1906, par le député socialiste René VIVIANI devenu plus tard président du Conseil; il disait: « nous nous sommes attachés dans le passé à une oeuvre d'anticléricalisme, à l'oeuvre d'irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu'un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l'avons relevé, nous lui avons dit que, derrière les nuages, il n'y avait que chimères. Ensemble et d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera pas ».

c) Après de multiples péripéties et surtout les deux grandes guerres s'est établi en France un apaisement d'environ un demi siècle sur ce sujet mais les courants sont restés les mêmes dans le fond. Dès que la France a retrouvé le même sujet à partir de 1989 on a assisté au même débat; c'est à dire très radical, surtout dans les années 2003-2004. Ce débat portait cette fois sur l'islam et les musulmans. Nous avions alors entendu les mêmes excès ; François Fillon dire que « la laïcité sent la poudre » ; la gauche socialiste se mobiliser pour: « l'interdiction de tout signe religièux visible »; Lue Ferry alors ministre de l'Education Nationale appeler « toutes les religions sont amenées à faire encore un effort pour passer de la sphère publique à la sphère privée de l'intimité et de la conviction ». Pire, jamais la France moderne n'avait connu des propos publics aussi violents contre les religions puisque certains intellectuels ont osé dire impunément que « l'islam est la religion des cons » ou « je hais l'islam »... Des observateurs avaient alors parlé d'une sorte d'hystérie collective qui s'était emparée de la France.

d) Cet extrémisme excessif et la volonté de faire revivre les débats cherchant à exclure les religions de la sphère publique avaient amené les différentes Eglises à réagir pour rappeler leur vision des choses. Le pasteur de Clermont, président de la Fédération Protestante de France (FPF) s'était trouvé obligé de dire que « La foi a une expression sociale, elle impose des choix de vie qui nous entraînent dans le débat public, sans que celui-ci se limite aux questions relatives à la naissance, la mort et quelques sujets éthiques où notre parole serait attendue » ; Mgr Ricard, président de !a conférence épiscopale, obligé de souligner en novembre 2003 que l1Eglise voulait « prendre sa part dans la construction d'un ensemble solidaire des Français » et qu'elle « se refusait à réduire son rôle au seul gardiennage d'un patrimoine culturel ».

e) Qu'il était nécessaire de faire ces précisions car beaucoup font - de façon volontaire on non-la conffusion entre vie privée et espace privé. Ce n'est pas parce que la religion relève de la vie privée qu'elle doit se cantonner dans l'espace privé. Cette confusion découle d'une définition erronée de l'espace public perçu comme une juxtaposition étanche des espaces privés, eux-mêmes confondus avec l'espace domestique. Comme le dit le sociologue L. Addi, dans la revue Projet de l'automne 2001 consacrée aux « religions dans la cité » : « L'espace public n'est pas un lieu physique ; il est d'abord un cadre de vie citoyen, l'arène sociale dans laquelle un individu vit sa vie privée sous le regard public des autres individus privés. Si dans l'espace public, un athée doit cacher son athéisme, un chrétien ou un juif ou un musulman... ses convictions religieuses, c'est qu'il n'y a pas d'espace public (...) ».

Conclusion 1 : Si la loi de séparation est appliquée conformément à son esprit de compromis et loin des volontés idéologiques d'exclusion, les différentes communautés religieuses peuvent sans difficulté vivre et pratiquer leurs cultes respectifs dans l'harmonie et la liberté comme le stipule bien, d'ailleurs la convention européenne des droits de i 'homme qui parle de liberté de manifister sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé.

2- Les français sont angoissés :

Au delà du flirt religieux strict il apparaît ces derniers temps que, pour diverses raisons, la France a peur de son avenir; C'est pourquoi, lors du débat sur les signes religieux, dès que certains ont agité le spectre du danger que courent la République et ses fondements, ils ont pu mobiliser.

Cette peur s'est cristallisée dans ce débat autour de la présence musulmane et de sa sédentarisation. Plus tôt, lors de la mise en place de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce) elle l'a été autour du besoin de l'exception culturelle. Ces derniers mois, c'est la constitution européenne et la dissolution de la France dans l'Europe qui fait peur.

Cette peur a enfanté en 2004 la loi contre les signe religieux à l'école; elle peut aujourd'hui conduire au rejet du projet de constitution européenne.

Pour en rester à la présence musulmane, il est légitime que la présence et la sédentarisation de millions de musulmans en France interrogent. Elles n'ont pas a inquiéter. Au delà des réponses d'ordre économique ou social et des aménagements strictement religieux, il y a deux conditions qui me paraissent complémentaires et nécessaires:

a) la reconnaissance du fait musulman par la France c'est à dire son acceptation que ses musulmans sont une partie intégrante de sa réalité et non l'expression d'un phénomène étranger. Les musulmans de France sont pour l'essentiel des Français.

Nicolas Sarkozy dit dans son livre «La République, les Religions, l'espérance » : « En vérité... la France est devenue multiculturelle, multiethnique, multireligieuse. et on ne le lui a pas dit. La composante musulmane de France est une réalité. Il nous faut l'intégrer, c'est à dire l'accepter avec ses spécIficités qui enrichiront le creuset républicain. L'intégration n'est pas l'assimilation, cette dernière imposant au dernier arrivé qu'il renonce à son identité pour être accepté ».

b) Dans le même temps, les musulmans doivent avoir le courage de dénoncer les attitudes et les agissements émanant de certains d'entre eux et qui peuvent mettre en cause le bien-être commun ou la paix sociale. Ils doivent refuser sans ambiguïté l'extrémisme qui existe en leur sein, même s'il n'est que marginal. Ils doivent refuser les lectures fermées des textes qui exacerbent à juste titre les peurs. Ils doivent vivre un Islam conforme à leur contexte ce qu'il ne faut pas confondre avec une dilution ou une dénaturation des références.

3- Aménagements pratiques:

Ceci n'exclut pas les aménagements pratiques. L'intégration du culte musulman en France appelle des solutions spécifiques. Ces solutions n'impliquent pas nécessairement la modification de la loi de 1905 (qui l'a été, selon les spécialistes, à 35 reprises depuis son adoption). Il s'agit essentiellement de l'extension de l'application de la loi sur l'Islam et d'aménagements internes à la communauté musulmane dans l'accompagnement des pouvoirs publics garants de la liberté d'exercice du culte.

Les musulmans doivent en effet:

a) s'organiser; c'est à dire se réunir pour faire apparaître des institutions représentant le culte musulman. C'est pourquoi après la formation d'un tissu associatif dont la vocation est la construction et la gestion des mosquées et plus généralement trouver les réponses aux besoins cultuels des musulmans de France, il était devenu indispensable de mettre en place le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Il s'agit du biais symbolique mais nécessaire pour organiser le culte musulman, le représenter et le « défendre » auprès des pouvoirs publics et de la société civile.

b) mettre en place des outils qui permettront la pratique et l'indépendance du culte musulman des influences étrangères mais également du pouvoir politique français. Sur le plan financier, l'idée d'une ou de plusieurs fondations reconnues d'utilité publique et recevant le soutien des institutions de l'Etat est une bonne démarche ; }la mise en place d'une aumônerie fonctionnelle également, etc.

Encore faut-il que ce travail d'organisation et de mise en place d'outils connexes s'insère dans un projet de société et non dans une visée politicienne déterminée par les impératifs de tel ou tel ministre ou les intérêts, les calculs ou les pressions de telle ou telle chancellerie.

C'est pourquoi il est urgent que le CFCM sorte des tutelles politiques qui l'asphyxient et que ses responsables prennent pour objectif premier d'agir pour la normalisation de l'Islam et pas pour autre chose.

Conclusion 2 : Si la loi de séparation est étendue conformément à son esprit d'égalité entre les religions et loin des volontés d'exclusion et si les musulmans de France rattrapent leur retard organisationnel, ils peuvent trouver les moyens de vivre et pratiquer leur culte dans la liberté et la dignité.

4- Un débat plus large :

Au-delà des efforts stricts pour intégrer le culte musulman, des questions qui interrogent tout le pays, demeurent Elles sont suscitées par le sens à donner aujourd'hui à la protection des libertés par les valeurs de la République et à une laïcité d'égalité présentée dans le sens du refus de la diversité.

Ces questions sont posées aujourd'hui par plusieurs intellectuels et hommes politiques de renom parce qu'ils les considèrent importantes pour l'avenir de la France et au-delà d'un monde en grand et rapide rapprochement.

Quelques citations qui démontrent cela:

- Propos de Pierre Rosanvallon, Professeur au Collège de France:

« Aujourd'hui, c'est la double panne. Panne de l'idée républicaine qui n'arrive pas à dire concrètement comment "refaire la nation". Panne de l'Etat-providence à l'âge d'une nouvelle insécurité sociale.

... Les raisons de cette panne ? C'est d'abord un défaut d'attention aux réalités ; une difficulté à affronter les faits jugés trop perturbants ; on n'affronte pas vraiment le fait de la nouvelle diversité française. Du coup, c'est soit un retour apeuré à des certitudes bien usées, à une expression étroite et crispée de la laïcité, soit l'enfoncement dans un silence embarrassé.

Les conséquences de cet état de fait ? C'est d'abord et avant tout que la question sociale est dramatiquement en panne, dans ses deux dimensions de quête de l'intégration et d'organisation de la solidarité. C'est pour le masquer, Si l'on peut dire, que s'est si rapidement établi le consensus autour de la loi sur le voile, signant une convergence des paresses et des perplexités pour penser le vivre-ensemble ».

- Propos d'Edouard Balladur dans son livre « La fin de l'illusion jacobine»:

Page 156 : « Il y a deux siècles, la France a vu dans l'uniformité la garantie de son unité ; elle doit cesser d'avoir peur de reconnaître la diversité entre les hommes qui vivent sur son soL Il lui appartient d'inventer un humanisme qui, cette fois, se défierait des formules toutes faites ; une conception de l'homme dans laquelle chacun puisse se reconnaître, qui ne soit pas fondée sur le goût de l'abstraction et de l'uniformisation jacobine, mais sur la tolérance, le respect des différences, la conciliation entre la volonté d'intégration et la prise en compte de l'histoire et des convictions propres des uns et des autres ».

Page 157 : « Pour la Révolution Française et les Lumières, tous les hommes étaient égaux, ce qui voulait dire identiques, et leur comportement devait être soumis partout et en toute circonstance aux mêmes règles ; cette volonté d'uniformité exprimait certes idéalisme et générosité, mais aussi impérialisme culturel et orgueil intellectuel.

La révolution qui attend le XXIème siècle repose sur d'autres fondements : Si tous les hommes ont la même nature, s'ils sont tous également respectables, ils veulent préserver leur personnalité propre, conserver leur originalité ; les hommes comme les nations aspirent à être égaux mais entendent rester différents ». Plus loin il rajoute: « Ce qui importe, c'est que tous et toutes se plient à la loi commune, pratiquent la tolérance, respectent les obligations et les devoirs définis par la nation, et qu'en retour celle-ci fasse tous ses efforts pour qu'ils adhèrent de bon coeur à ses principes, aux règles sociales et morales qui en constituent le ciment ».

Conclusion 3 : Toutes les études sérieuses démontrent qu 'il n'y a ni volonté ni risque de voir les musulmans de France remettre en cause les choix fondamentaux du pays. Par contre leur sédentarisation en France combinée à la présence de plus en plus perceptible de l'Europe dans la vie de chacun et l'avancée de la mondialisation suscitent des interrogations et des angoisses. Ces nouvelles donnes amènent à réfléchir sur un modèle d'organisation politico-juridique d'unité mais plus ouvert à l'épanouissement de chacun, à l'acceptation de la diversité et au respect des minorités « même » quand elles sont religieuses.

Boubaker EL HADJ AMOR, Imam de Poitiers et Président du Conseil Régional

du Culte Musulman (CRCM) Poitou-Charentes

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