Chercher à Comprendre

Notre 18ème rencontre aborde un sujet d'actualité : « La place du religieux dans la société ». Bien entendu, ce thème s'inscrit dans le cadre du centenaire de la Loi de séparation des Eglises et de l'Etat (9 décembre 1905). Cette date, qu'elle réjouisse ou accable, fait écho à la série des trois décrets (382-384) par lesquels l'empereur Théodose 1er faisait du catholicisme la religion d'état, supprimant aux hérétiques leurs lieux de culte. Puis, en 385, l'empereur interdit les cultes païens ; et, en 391, il retire aux apostats leurs droits civils. Le catholicisme règne seul.

Encore faut-il comprendre comment, en moins d'un siècle, les chrétiens passent de la persécution à l'intransigeance. Certes, les souverains ont joué une partie politique, cherchant à asseoir leur autorité. Ainsi, le même Théodose prit-il une suite de décisions pour unifier les chrétiens déchirés par la crise ancienne qui, niant la divinité du Christ, enlevait toute réalité à la Trinité. Toutefois, cette politique, souvent versatile, n'explique pas la rapidité ni l'ampleur de cette évolution. Il convient de scruter des raisons plus profondes, inscrites au cur des mentalités qu'elles façonnent le plus souvent à leur insu, en de longs mouvements souterrains.

L'hypothèse, ici formulée, tient en ceci : outre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, existe l'influence, active mais méconnue, du sacré. Le sacré est entendu comme une convention qui accorde une valeur incontestée à ce qui, en amont de la société, la fonde et la maintient dans l'existence commune des hommes. De soi, le sacré primitif n'est pas nécessairement religieux. Il peut s'exprimer dans des réalités sociales (« le travail, c'est sacré ») ou nationales (notre hymne chante : « Amour sacré de la patrie »). L'évolution à comprendre, par cinq étapes rapidement décrites, tente d'expliquer comment le monde occidental est passé d'une forte perception de l'unité sociale à la revendication de l'autonomie de la personne. Cette mutation touche à un déplacement du sacré : la sécularisation présente a peut-être occulté le sacré social pour le transférer dans la sphère individuelle.



1. L'unité primordiale

L'antiquité connaissait, certes, des cités différentes. Mais chacune se pensait et se voulait comme une globalité très unifiée. Magistratures, cultes, divinités faisaient corps. Ainsi, à Ephèse, la prédication de Paul met toute la ville en émoi : « Grande est l'Artémis des Ephésiens » crie la foule ameutée (Ac 19,34). Comme l'annonce de la naissance de Jésus trouble « le roi Hérode et tout Jérusalem avec lui » (Mt 2,3).

En étendant ses conquêtes loin au-delà des rives de la Méditerranée (« notre mer »), par son culte généralisé de l'Empire unique, Rome transforme le monde en une grande cité. Aujourd'hui encore, le pape donne sa bénédiction « à la Ville et au monde » (« Urbi et orbi ») : la Ville est un microcosme de l'Empire et l'Empire un macrocosme de la Ville. Cette conception très ancienne préexiste au pouvoir qui l'exporte et à la religion qui l'exprime. La sacralité précède la foi.

Dans cette culture, nulle distinction n'est possible entre la société, le pouvoir politique et la religion. La loi rigide de l'unité s'impose aux esprits et aux comportements. Rien ne doit ni ne peut être séparé : toute scission recèle la faiblesse et la dégradation du multiple. Tout naturellement, le premier empereur chrétien, Constantin, reprend aux princes romains les titres d'Auguste et de Pontifex maximus (le prêtre suprême), avant que ses successeurs puisent dans les rois de l'Ancien Testament le modèle sacral de leur hégémonie. Le dernier roi a être sacré fut, en France, Charles X (1824). La monarchie absolue se proclame « de droit divin ». C'est souligner assez la permanence de cette prégnance du sacré.



2. La douloureuse déchirure

Bien des facteurs ont contribué à émietter cette unanimité. Le déclin de Rome (Odoacre, en 476, dépose le dernier empereur latin dont le nom, Romulus Augustule, est un vrai programme), suivi des vicissitudes de Byzance, porte un coup fatal à la globalité de la perception du monde. Les malheurs de l'histoire rendent pensable, donc applicable, une distinction des pouvoirs entre César et Dieu, pourtant déjà inscrite dans les évangiles (Mt 22,21). De Grégoire le Grand (590-604) à Grégoire VII (1073-1085), entre autres papes, s'instaure une distinction entre le pouvoir séculier et le pouvoir religieux : deux glaives, deux clefs.

Par-delà les péripéties du long conflit entre le sacerdoce et l'empire, il s'agit d'en comprendre les enjeux. Le pouvoir sacralisé avait tout intérêt à se voir reconnaître par les serviteurs du sacré, les prêtres. De son côté, le pouvoir religieux s'appuyait sur la puissance séculière pour faire régner son ordre. Un point de cristallisation concernait la nomination des évêques. Charlemagne en faisait des hommes liges de son administration, y compris guerrière : un évêque levait l'ost. Nouveau Charlemagne, Napoléon en fit ses « préfets en violet ». Jusqu'en 1905, la République nomma des évêques. Aux XI et XIIIème siècles, quatre évêques de Poitiers payèrent de leur vie l'indépendance (relative) de leur élection et un échappa de peu à l'empoisonnement.

La conviction commune tenait que, sans l'appui du pouvoir civil, l'Eglise ne saurait se maintenir par elle-même. Cessons de payer et elle s'écoulera ; ainsi peut se résumer la position de René Viviani : « Ensemble et d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera pas » (8 novembre 1906). Trop d'empires, de règnes, de féodaux et de puissants avaient tiré avantage de l'Eglise pour que son avenir, n'apparaisse ou indéfectiblement lié au leur ou définitivement compromis par leur écroulement. Le sacré indépendant des hommes, pénétrait la démocratie et les efforts du progrès. Libérée, l'Eglise vit encore ! C'est aujourd'hui la pression inconsciente du sacré qui a quitté le terrain social.

3. Difficile vérité

L'influence inconsciente du sacré dans des références explicites, donc conscientes, ce terreau commun qui permet de penser un monde unifié et harmonieux, ne s'exerce pas seulement en soubassement des relations du politique et du religieux. Elle se manifeste également dans le statut de la vérité. Au nom de l'origine dont elles sont déduites, la vérité, ses conclusions et ses annexes s'imposent directement à tous, aux agents requis comme bras séculier, aux états et gouvernements. La vérité est alors plus conçue comme un principe, une notion, que comme une Personne. Une distinction subtile mais terrible reconnaît la Personne qui est la vérité, mais sans en tirer l'histoire, la progressive avancée, le mystère de la liberté ; en revanche, elle confond la Personne avec la vérité de la Personne. La vérité prend le pas sur la personne : elle s'écoule vers l'estuaire complexe des systèmes moraux sans plus de foi. Une telle généralisation n'est possible que dans un univers sacralisé donc cohérent au point que des comportements suivant la morale commune passent pour du christianisme. Quand le progrès des lumières puis l'explosion des sciences et des techniques s'orientèrent vers la réduction de la vérité à la science, la religion réagit en parallèle en accentuant le côté objectif des affirmations qu'elle propose.

Ainsi, la vérité se présente en transparence, sans médiation ni voile, sans questionnement ni mystère. Sa lumière crue prend l'évidence pour idéal. Mais une vérité sans mystère est une vérité sans Dieu, même si elle parle de Dieu et se réfère à lui. L'idolâtrie de la vérité guette et inspire les restaurations, sous prétexte que les traditions s'imposent sans fard. Il lui arrive ce que Jean Anouilh écrit à propos du martyre de Thomas Becket : il ne meurt pas pour Dieu, mais pour « l'honneur de Dieu », ce qui peut couvrir aussi un système athée. Mais sacré.

Ici, se dévoile un des pièges les plus retors dans les relations entre l'Eglise et la société, celui du pouvoir non pas de dire le vrai (ce qui est légitime) mais de le dire de telle manière que ce qui est dit s'impose dans l'acte même de le dire impersonnellement. Une grande part des motifs de la séparation des Eglises et de l'Etat puise ici sa force et son acharnement.



4. Autres temps

En effet, par rapport au fondement sacré de la vie sociale et pour l'usage de la vérité, la crise de 1905, garde des références identiques dans chaque camp. Simplement, le sacré ne concerne pas les mêmes espaces (public ou privé) et la vérité objective tend à imposer son étroit faisceau.

Depuis cette date, l'évolution commencée bien avant la séparation, a poursuivi sa lancée. La sécularisation interroge la pertinence de la foi et conduit la laïcité à se définir autrement qu'en référence à un combat anti-religieux. Même si elles cousinent avec les sciences exactes, psychologie et psychanalyse s'affrontent à la part d'ombre contenu en toute liberté. Le sujet échappe à la claire maîtrise de sa volonté. En ce sens, sa vérité plonge aussi dans l'inconscient.

Dans la vie sociale également, les conditions ont évolué. En 1905, l'Etat se voulait encore unitaire, il s'est aujourd'hui décentralisé en régions : après l'écrasement des langues locales, on assiste à leur renaissance. Au début du XXème siècle, la puissance publique se tenait rigoureusement à l'écart des lieux de production ; elle subventionne aujourd'hui maints secteurs d'activité et, impensable en 1905, des groupements d'intérêts économiques réunissent capitaux privés et investissements publics. Enfin, l'opinion générale, en ses diversités, pèse d'un poids considérable sur les mentalités.



5. Des engagements à poursuivre

Pour conclure brièvement, on notera que ces modifications, loin d'atténuer la place des religions dans la société, leur confèrent un autre angle de présence. Le pouvoir institutionnel peut décliner, l'exigence éthique reste indispensable.

En ce qui concerne la révélation biblique, elle s'engage résolument en trois requêtes d'humanisation. Alors que la laïcité manifestait fortement une dimension sociale, il convient de lui demander si elle conserve les mêmes aspirations dans ses revendications actuelles ou si elle ne pactise pas avec le libéralisme ambiant ! C'est alors que les trois exigences bibliques doivent s'afficher clairement.

La première rappelle l'éminente dignité de tout homme créé à l'image de Dieu. La seconde proclame l'unité du genre humain dans des cultures variées : la différence est une réalité qui ne confère aucune hégémonie. Enfin, la destination universelle des biens oriente les activités vers le partage de la production (« cultiver » la terre) et la sauvegarde de la nature (« garder » la terre). Ce n'est pas parce que les religions changent de place que leur message en est dévalué et leurs engagements rendus moins indispensables et urgents.


t Albert Rouet, Archevêque de Poitiers

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