LE RITE DANS MON RAPPORT À DIEU ET À L'HOMME

Avec ses 613 commandements, le judaïsme est souvent qualifié de religion rituelle. C'est ainsi qu'il se définit lui-même : lorsque, au pied du Sinaï, les Hébreux reçoivent la Révélation, ils font une promesse à Dieu : "Tout ce que tu as ordonné, naase ve-nishma, nous le ferons et nous l'écouterons". L'engagement qu'ils prennent, c'est de faire d'abord, d'entendre Dieu ensuite. La religion se définit comme une règle usuelle de vie avant de se définir comme une foi ou une construction théologique. 

Le rite représente une activité codifiée à vocation sacramentale. La morale, la religion, les moeurs, tous ces préceptes réunis ont abouti aux rites, qui observés depuis des siècles et transmis de génération en génération, sont à l'origine, avec la Torah, de la religion juive telle qu'on la pratique actuellement.
Les règles observées au Sinaï selon la tradition concernent des points fondamentaux de la vie juive (circoncision, shabbat, règles alimentaires) ou des secteurs spécifiques (règles de pureté sacerdotale et modus operandi des sacrifices). A ces cadres généraux vient s'ajouter une jurisprudence, une casuistique appliquée aux pratiques et qui s'est développée dans l'Histoire.  Certaines normes sont très anciennes et relèvent d'une tradition orale elle-même attribuée à Moïse en personne (toa she be -al  pe). C'est le cas pour les tsitsio (franges du châle de prière). D'autres ont été ajoutées au cours de l'histoire par décision rabbinique (taqqana de-rabbanan) souvent en vertu du principe de la barrière (siiag) autour de la Loi, renforcement de l'interdit destiné à éviter les transgressions par mégarde. C'est le cas, par exemple, des règles touchant le mélange de viande et de lait : le judaïsme rabbinique exige 6 heures d'intervalle ente la consommation de l'un et la consommation de l'autre, lorsque la tora interdit seulement de faire cuire le petit dans le lait de sa mère. L'interdiction du mélange vise à éviter la faute par accident. Les interprétations que les docteurs juifs  avaient donné à la Loi de Moïse, les additions qu'ils avaient faites, ont été recueillies par les rabbins, par voie orale d'abord, puis par coutumes codifiées, du Talmud au Shoulhan aroukh.

La disperson géographique du peuple juif et sa relative perméabilité aux traditions culturelles des sociétés non-juives dans lesquelles il vivait, a entraîné de nombreux minhagim (usages et traditions) sur la pratique religieuse et les comportements admis, mais ne découlant pas d'une prescription biblique ou rabbinique formelle. Des différences notables, dans l'application de la Loi et dans la liturgie et même dans la pratique commerciale sont vite apparues entre Juifs de Babylone et Juifs de Palestine, d'abord, puis entre Sépharades et Ashkénases, ensuite. C'est ainsi que plusieurs principes ont contribué à pérenniser des coutumes locales (Minhagim) et leur variété, nonobstant la crainte de division et d'éclatement qu'ils pouvaient éveiller :
- l'attachement à la "coutume des Pères " (Pirké Aboth)
- l'obligation pour le nouveau venu de se conformer à la pratique du lieu

Tous ces Minhagim ont fait l'objet de codifications spécifiques et ont été intégrés aux codes halahiques généraux. Sans doute certains usages ont-ils fini par tomber en désuétude tandis que d'autres sont apparus, voire réapparus, au gré des circonstances et des décisions rabbiniques. On peut donc négocier avec le rite, et il est susceptible d'avoluer dans l'histoire. Mais la tendance historique du judaïsme est à la complexité croissante du système rituel. Une question est donc fréquemment posée aux Juifs : pourquoi cette prolifération de rites, pourquoi cette apparente obsession du rite ?
Une exemple permettra de répondre à cette question : aujourd'hui, l'ensemble des Juifs applique une série de règles de pureté (ablutions, par exemple ), qui, dans la Torah, sont formulées seulement pour les prêtres. C'est que, depuis la destruction du Temple (70 de l'ère chrétienne), les règles lévitiques ont été étendues à l'ensemble du peuple d'Israël. C'est en ce sens que le judaïsme entend le verset "va tihiou li malechet kohanim ve-goy kaddosh" "et vous serez pour moi un royaumede prêtres et une nation sainte". La finalité des rites, c'est la sanctification du monde. Dans la formule rituelle du mariage juif, il est dit : "Voici que tu es sanctifiée pour moi conformément à la Loi de Moïse et Israël".

Par le rite, les Juifs introduisent dans le monde une dimension sacrée qui y ferait autrement défaut ou demeurerait latente et imperceptible aux hommes. Le rite n'est pas vital. On peut manger sans bénir la nourriture. Les aliments contribueront quand même à restaurer nos forces. On peut abattre un boeuf ou un poulet pour le manger sans dire la bénédiction. Mais comment éviter de voir un meurtre dans cette opération ?

Voilà pourquoi dans le judaïsme, toutes les dimensions de la vie sont affectées par le rite. Le rite et la vie ne s'opposent pas. Dans le Décalogue, le cinquième commandement "Honorer son père et sa mère", est une règle universelle de la vie en société  (et une règle de bon sens) : Elle est prescrite, alors qu'elle tombe sous le sens et n'aurait pas lieu apparemment d'être mentionnée. La formuler expressément, c'est insister sur le fait que le respect "mondain" pour les parents est une image du respect pour Dieu. Les prescriptions rituelles fondamentales (charité, solidarité, pauvres, orphelins etc...) fonctionnent de la même façon. Transformer une règle de bon sens de la vie sociale en précepte rituel, c'est donc rappeler que la société ne se développe pas coupée du divin, c'est réinjecter du divin dans la vie sociale.
Dans les rapports au monde qui sont propres à l'homme : rapport à soi et rapport à autrui, il faut tenir compte à la fois des dangers et des bons côtés du rite. Concluons en évoquant les risques et les bénéfices du rite.

La Torah positonne l'homme sur trois plans : rapport avec soi, avec le prochain, avec Dieu Ces rapports passent par le rituel sans se réduire à lui. Exemple : L'activité codifiée, prise à la lettre par certains, peut entraîner un danger de fanatisation quand on prétend ne permettre à personne de dévier de ce qui a été écrit ou prescrit et quand on suspend la créativité de la loi (exemple de l'interdiction de la polygamie). Il faut ajouter à cela quelques manifestations folkloriques du rite qui ne sont là que pour  épater le public. Le dirigisme entraîné par certains rites  est vu par certains comme un obstacle à la réflexion personnelle et un facteur de dilution des responsabilités individuelles : l'automatisation des comportements entraînerait  une dérive du groupe et limiterait la pénitence interne. C'est pourquoi le judaïsme, au-dessus de tous ses autres rites, place l'obligation de l'étude, seule garante d'une pratique justifiée, désintéressée et réaliste du rite (parmi les actes qui assurent la vie éternelle, ve talut tora ke-neget koullam).

Si les rites à peu près immuables sont contraignants, ils rassemblent le maximum de personnes ; Ils sont à la fois générateurs de repères identitaires pour l'intéressé et guides pour la communauté : pour l'individu ils deviennent structurants et constituent les liens entre les différents générations. De plus, ils créent un espace partagé et permettent de réunir des gens très différents, en permettant des découvertes que l'on est incapable de trouver seul (c'est l'effet émotif de kippour ou le plaisir de shabbat, simple plaisir d'être ensemble).
Enfin les rites conservateurs des traditions religieuses, culinaires, sociales, etc. arrivent à préserver la singularité du moment et de la mémoire, c'est aussi la façon d'être Juif. Ils garantissent la conservation de l'identité.

Pour conclure on peut dire qu'il n'y a pas de rite sans une notion de transcendance en arrière-plan, même dans les choses qui vont de soi . Il faut injecter du sacré dans notre quotidien . Pour terminer vraiment et montrer l'attachement conscient ou non de l'homme à ses rites, évoquons l'histoire d'un rabbin qui rencontre, dans la rue, un de ses anciens fidèloes et lui demande : "Dis-moi, Moshé, est-ce que tu crois en Dieu ?" Moshé lui dit : "Je ne peux pas vous répondre aujourd'hui, je vous le dirai demain". Le lendemain, nouvelle rencontre : "Alors, crois-tu en Dieu ?" "Non". "Alors, pourquoi ne pas me l'avoir dit hier ?" "Parce qu'hier, c'était Chabbat."

Pierre Cordier


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