Toute religion présente trois éléments qui établissent sa définition : un
récit, des rites et une morale. Les trois composantes sont inséparables. Le récit,
lu individuellement sans partager la foi de la religion où il est né, n'est qu'un
texte plus ou moins littéraire et historique. C'est par sa proclamation, donc par
une lecture publique ritualisée, que le récit trouve sa force et sa pertinence. La
lecture privée manifeste souvent une attitude qui individualise l'appartenance à
la foi ou un intérêt secret. Le rite, par les gestes qu'il accomplit, donne à voir des
exemples de comportement à suivre dans la vie ordinaire. L'assemblée réunie,
même avec le rituel le plus simplifié, traduit cependant une volonté de vivre
ensemble : elle se donne comme signe pour ses membres et, à travers eux, pour
ceux parmi lesquels vivent ses membres. Sinon, il faut songer à une société
secrète dont les textes et les gestes sont réservés aux initiés, ce qui n'empêche
pas de développer un code de bonne conduite.
Le rite : mémoire et création
Le rite prend sa place entre le récit fondateur, la première fois, et
l'actualisation présente pour la communauté afin qu'elle agisse selon l'acte
originel qui est rappelé. Pourquoi accomplir un rite, comme si le récit ne suffisait
pas ? Parce que le rite met au présent ce qui fut posé une première fois dans
l'histoire humaine ou, mieux encore, ce qui, à partir de cette origine, inaugure
une nouvelle histoire, une ère particulière. Or ce qui fut inscrit dans l'histoire
n'est pas simplement un texte, une parole sans auteur, mais une personne qui a
certes parlé mais qui a tout aussi agi, décidé et vécu dans un corps parmi
d'autres.
En ce sens, le rite évite l'évaporation intellectuelle, l'ivresse d'une
pensée sans corps ni histoire. Faute de cette présence fondatrice, Dieu serait
renvoyé aux spéculations et deviendrait un étranger, hors de la consistance
humaine. En effet, pour s'adresser aux hommes, il doit prendre une manière
humaine d'être appréhendé et compris. Tout corps de doctrine suppose un corps
social qui le reçoive, le porte et le transmettre. En cela, le rite fixe la mémoire
dans un cadre précis. Il établit une continuité ; il cherche à maintenir la fidélité à
l'origine.
Son action conduit cependant à une morale qui, elle, tient compte des
circonstances historiques. Elle s'affronte à la contingence, s'efforçant d'y tracer
les lignes de la fidélité dans les vagues des changements. En retour, la morale
oblige le rite à devenir significatif pour une époque particulière. L'objet du rite
étant de relier à l'origine, si celle-ci ne change plus, l'autre bout de la chaine ne
cesse d'évoluer. Le rite transforme s'il est compris et il n'est compris que par la
mise en uvre d'une beauté, d'un art de célébrer, faute de quoi il enfermerait
dans un temps illusoire, ni celui de l'origine, ni celui d'aujourd'hui, pour sombrer
dans des reconstructions imaginaires. Il n'est de fidélité que créatrice, par
dépassement de ce qui, en reliant à l'origine, en marque également le
surgissement premier. Le rite demande donc « une poétique du corps vécu » (A.
Vergote).
Le rite rencontre ici un risque grave. Non pas d'abord celui, réel, d'être
incompris ou de subir le refus par les fidèles de la transformation qu'il apporte,
mais celui de son insuffisance. En effet, s'il rend présente la première fois, il n'est
pas la première fois. La répétition du rite souligne le temps qui passe. Elle enfante
inexorablement une culpabilité, celle de ne pas coïncider avec l'origine. C'est
précisément pour cacher cette culpabilité, que les intégrismes s'enferment avec
violence dans la répétition scrupuleuse des gestes supposés originaux. Pour
garder cette illusion, l'attaque constitue leur défense.
Hors de ces duretés qui rejettent la réalité de l'histoire, le rite doit
concilier fixité et évolution, mémoire et création, cadre établi et signification
présente. On ne peut donc faire n'importe quoi du rite, sans avoir pour autant le
droit de se laisser enfermer par lui.
Les trois niveaux du rite
Le caractère paradoxal du rite lui permet d'agir en trois directions. Il
intervient fortement au plan social parce qu'il soude un groupe. Il lui montre les
points communs à tous ses membres, il rappelle l'origine, il donne le cadre où une
même parole est entendue par chacun. En cela, le rite propose une figure intense
de la cohésion. Il propose donc un moyen de transmission des croyances du
groupe et d'insertion en son sein.
Le rite agit également au plan personnel. D'un côté, il initie à ce qui constitue
la vie d'un corps social et il renforce l'appartenance. D'un autre côté, il
transforme chaque personne, d'abord en l'intégrant au groupe, puis en la
transformant par une conversion intime dans le sens indiqué par le récit
primordial et par la morale recherchée par les fidèles. Le rite opère un passage
et une marche.
Enfin, le rite construit du symbole. En se référant au récit fondamental,
il évoque, au-delà des termes du récit, ce qui est visé comme attitude de Dieu ;
en même temps, au-delà des nécessaires implications morales et de leurs
adaptations, il souligne les exigences indispensables. Par là, le rite exprime
l'homme, comme être précédé dans son existence par une logique première, et
comme personne responsable de l'histoire. C'est ainsi que le rite se donne pour
un acte symbolique. Il pose les relations qui constituent l'homme concret.
Le rite en christianisme
Dans le christianisme, la question la plus essentielle concerne
évidemment la symbolique, et très exactement cette question précise : qui a le
pouvoir de poser le symbole ? Car il est facile à certaines pratiques religieuses de
mimer l'alliance primitive d'un dieu et d'une déesse : elles se situent au niveau
de l'analogie. Un acte humain concerne le divin par sa ressemblance. On n'entre
pas véritablement dans l'ordre symbolique, mais on reste dans celui du
rapprochement, de l'évocation, de la similitude.
Une telle approche est impossible du christianisme. Car le Christ,
médiateur de l'alliance entre l'humanité et Dieu possède le double pouvoir de
scinder, de couper, et de relier, d'unir. L'exercice de ce pouvoir reste essentiel
au symbole qui relie deux réalités distinctes (on le sait bien) mais qu'il a
préalablement séparées, divisées (ce qu'on oublie trop). L'acte de rupture fonde
l'alliance : en cela elle se distingue soigneusement de la fusion. Sans un acte qui
tranche (la Bible parle de « trancher l'alliance »), ou bien rien de nouveau ne se
produit, ou les réalités encore mêlées n'apparaissent pas dans leur singularité. Or,
pour unir et distinguer, le Christ vient et part, naît et meurt, se livre et s'efface.
Il se donne en s'offrant jusqu'au bout. Ce faisant, il établit pour toujours, « une
fois pour toutes », la relation entre les hommes et Dieu. Par sa mort, en sa mort
: cet acte n'est pas réitérable. Il n'est même pas représentable, sinon en peinture,
en sculpture ou au théâtre. En ce sens, le christianisme apparaît comme en
réaction contre les rites.
S'ils ont réapparu, ce n'est pas seulement parce que, faute de pouvoir
garder une telle pureté, le système religieux a forcé la porte de la pratique
chrétienne (phénomène tardif), mais surtout parce que l'acte unique - le « une fois
pour toutes » - de Jésus ne s'enfonce pas dans les brumes du passé. Il anime ce
qui, aujourd'hui, constitue le Corps du Christ, son Eglise.
L'Eglise n'est pas une société qui se souvient du Christ et vénère son
action par des actes touchants ; elle est celle que la mémoire du Christ - son
Esprit - empoigne, anime et constitue. La foi qui accueille la Parole se laisse
façonner par Celui qui l'a dite, surtout qui l'a vécue. La Parole est événement :
« Dabar ». L'Esprit rend le Ressuscité notre contemporain. A Lui revient
l'initiative.
Il ressort qu'en régime catholique, le rite éclate en deux directions.
D'un côté, il reçoit une nouvelle dimension dans laquelle Jésus vivant vient saisir
et vivifier les croyants : ce sont les sacrements. Deux sur sept possèdent des
célébrations qui remontent aux origines : le baptême et l'eucharistie. L'acteur
principal est le Ressuscité en son Esprit.
D'un autre côté, le rite abandonne une part de son rôle, puisqu'il perd
de son pouvoir de maîtriser la symbolique. Il devient alors, outre sa dimension
anthropologique habituelle, le moyen de célébrer dignement et de façon
significative. En rétrécissant son pouvoir sur le symbole (le rite ne fait pas le
sacrement, c'est le sacrement qui se manifeste dans un rite), le catholicisme
éloigne le scrupule sourcilleux d'entretenir une constance figée envers l'origine,
pour accorder une plus grande liberté à la compréhension ordinaire et à la
signification pour le peuple des gestes rituels. La capacité d'initiative en est
accrue. Moins attentif à sa nature sacrée, le rite catholique doit s'interroger sans
cesse sur sa pertinence à sanctifier. L'exigence ne porte plus sur le passé, mais
sur l'avenir à ouvrir.
t Albert Rouet
Archevêque de Poitiers