Quelle est la légitimité de la parole de la religion dans le monde d'aujourd'hui ?

Pierre Cordier, Poitiers

Dans le monde contemporain, les sociétés qui nous sont familières - les sociétés structurées par un ensemble organique de lois et organisées en un Etat - ont une conception juridique de la légitimité. En France par exemple, l'investiture populaire des élus fonde l'exercice de leur pouvoir. Dans les relations internationales, il en va de même : les revendications des peuples et des Etats sont censées être pesées au poids des déclarations, des traités.

Le droit fonde la légitimité des conventions et des pratiques, mais qu'est-ce qui fonde la légitimité du droit ? L'évolution historique lente qui, depuis l'Antiquité, a conduit à une autonomie du droit, apparemment détaché de ses racines religieuses et de ses fondements sacrés, laisse pourtant une large place à des considérations et à des principes dont l'origine et le fondement sont situés en deçà du droit : les " droits de l'homme ", la " guerre juste ", le " droit à la vie ", pour ne pas citer la " poursuite du bonheur " de la Constitution américaine, sont des notions investies par le droit, mais issues de la sphère philosophique et supposant reconnus des vérités, des catégories, un Bien supérieur d'ordre idéal.

C'est à ce titre que les religions sont fondées à parler à l'ensemble du monde contemporain. La question posée, il me semble, nous situe sur le terrain de l'universel et exclut du champ de la réflexion les prétentions que telle ou telle religion aurait au nom de l'universalité et de la Vérité de ses principes, à s'imposer à telle ou telle société particulière. En vertu de quoi les religions ont-elles quelque chose à dire, à recommander ou à prescrire au monde d'aujourd'hui ?

A l'évidence, le point commun des grandes religions du livre est qu'elles partagent dans ses grandes lignes, une morale étroitement liée par l'Histoire à la morale philosophique qui fonde le droit lui~même. Pour ce qui regarde le judaïsme, que prétend-il avoir à dire au monde ?

Partons d'un exemple, celui des sheva mitsvot bnei Noah, les 7 préceptes donnés aux descendants de Noé, qui rassemblent 6 interdictions (l'idolâtrie, meurtre, inceste et adultère, vol, blasphème, manger la chair d'un animal vivant) et un commandement positif (obligation d'instaurer des tribunaux). Le point commun aux articles de cette liste est l'instauration de règles élémentaires de la vie sociale et l'affirmation de l'humanité. Notons qu'il n'est pas question de prescrire la foi en un dieu particulier, mais seulement d'exclure l'illusion (idolâtrie) et l'insulte au Sacré, qui est en premier lieu une atteinte à l'homme lui-même (blasphème). Le judaïsme, en somme, délivre aux nations asher lo yeda'oukha (qui ne te reconnaissent pas) un message anthropologique. Il ne leur parle que de l'homme et leur enjoint d'humaniser leur société. Il ne leur dit rien d'autre que " soyez pleinement des hommes ".

En quoi ce discours est-il spécifique du judaïsme ? En ce que le judaïsme se développe une morale de l'acte, qui est sa morale native. En quoi ce discours est-il légitime ? En ce qu'il se situe, d'une certaine manière, sur un plan non religieux, n'impose rien, ne présuppose même aucune foi, mais appelle, par la raison, tout un chacun à travailler à la bonification de l'humanité. Il enseigne ainsi une religion sans religion, une morale de la libération de soi. Il proclame que, sons être Juif et s'astreindre aux 613 commandements qui constituent la trame de la vie juive, il est possible d'être un Juste parmi les Nations.

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