Cette question sous-tend une autre question : la fraternité qui existe au sein d'une religion exclut-elle inévitablement ceux qui n'en font pas partie ? Un jour, un homme est venu demander à Jésus : Qui est mon prochain ? Jésus lui répondit : De qui es-tu le prochain ? Ce qui 'ma amené à me demander : De qui suis-je le frère ? Et d'abord qui suis-je ?
Qui suis-je ?
Mon identité est à la fois personnelle
et sociale. Mon identité sociale se constitue dans ma relation aux autres,
notamment au père qui me donne un nom, et qui d'ailleurs donne aussi
un nom à mon frère.
Avant de parler du frère, parlons donc d'abord
du père. Mon frère, c'est celui qui partage le même père
que moi. Le père peut se présenter sous différents visages :
Dieu pour des coreligionnaires, la Raison pour des rationalistes, la Nation
pour des nationalistes, le Prolétariat pour des communistes, l'envie
de gagner une compétition pour une équipe de rugby [1]. Le père
peut être une instance imaginaire, projection de mon désir d'être
un tout à moi tout seul, et alors le frère ne sera qu'un objet
pour y parvenir, sinon je l'exclus du lien fraternel. Par contre, plus le symbole
du père est marqué par la finitude humaine, plus sa mémoire
rendra le lien fraternel plus humain : je me définirai moins comme
un tout, qu'un maillon faisant partie d'une fratrie. Seulement, aujourd'hui,
les figures symboliques du père sont déficientes ou non reconnues.
Quel père choisir ?
Comment alors éviter des pères qui réduisent
considérablement le cercle fraternel ?
Que nous propose le Nouveau Testament à
ce sujet ?
- Vers l'an 50, Paul dit « L'Esprit atteste
avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Romains 8,15-17) :
il s'agit d'un Dieu père de ceux qui sont conduits par son Esprit. Mais
cela exclut tous les autres.
- Vers 80-90, l'auteur des Éphésiens dit « Il nous a
fait connaître le mystère de sa volonté : récapituler
tout dans le Christ, ce qui est dans les cieux comme ce qui est sur la terre. »
(Ep.1,9-10) : il s'agit donc d'un Père qui se tient au-dessus de
tous les noms qu'on peut lui donner ; il s'agit d'un Père de tout
l'univers.
Une fraternité universelle, est-ce possible ?
Cette idée d'un Père au-dessus de tous
les noms du Père me séduit assez.
En effet, un piège guette tout lien fraternel,
à savoir que le symbole, auquel la fraternité se réfère,
risque d'être sacralisé à tout moment. Or le propre du sacré,
c'est d'enclore la fraternité dans une totalité, qui suppose une
structure fermée, avec une stricte différentiation entre l'extérieur
et l'intérieur [2]. Cela arrive quand on confond le Père avec
un de ses noms. Cela peut conduire à un repli sur soi, à l'esprit
de troupeau ou encore au totalitarisme, en tous cas à une fermeture au
dialogue.
Alors que dans l'idée d'un Père situé
au-dessus de tous ses noms, cette confusion est évitée. La transcendance
du Père rappelle sans cesse que chacun de ses noms n'est qu'un symbole,
non sacré, à ne pas confondre avec le Père lui-même.
Chaque nom s'inscrit au contraire dans la relativité, et ouvre ainsi
les frontières, se reconnaissant comme étant un nom à côté
d'autres noms. Le symbole est ce qui reste présent de l'autre quand il
est absent. Il faut son absence pour pouvoir le symboliser par la parole, pour
l'appeler par son nom. Le Père au-dessus de tous les noms du Père
ne s'évanouit pas, même quand le nom que je lui donne est remis
en question. Cela me laisse ouverte la possibilité d'une fraternité
en dehors du nom du Père auquel je me réfère. Aucun rite
sacré, aucun marqueur d'identité, aucune frontière visible
ne peut enclore la fraternité qui en résulte, puisque seul le
Père sait qui l'a adopté dans son cur. Cela élargit par
conséquent ma définition du lien fraternel à la dimension
d'un amour paternel sans condition et sans limite, c'est-à-dire à
l'univers entier.
À la question : « qui est mon frère ? »,
je réponds donc : ce sont tous les enfants du Père qui se
tient au-dessus de tous les noms qu'on peut lui donner.
Dans l'histoire du protestantisme, au 16e
s., Martin Luther interprétait la lettre de Paul aux Romains pour exclure
tous ceux qui ne se réfèrent pas au Christ crucifié. Jean
Calvin, quant à lui, suivait l'épître aux Éphésiens
pour inclure toute religion : "Dieu se révèle partout,
dans toute religion, afin d'y préparer l'accueil de la révélation
parfaite accomplie en Christ". Au 19e s., en dialoguant avec
d'autres disciplines, notamment avec l'approche historique des religions par
exemple, le protestantisme a adopté une conception moins absolutiste
de la religion chrétienne. C'est ce que le protestant Albert Réville,
alors titulaire de la chaire d'Histoire des religions au Collège de France,
exprime à sa manière : « Le christianisme est le
plus grand, le plus bel arbre de la forêt, mais enfin, il est
dans la forêt et il est un arbre. » [3] En 1910, à
la Conférence missionnaire mondiale qui s'est tenue à Édimbourg,
la commission 4, chargée de réfléchir sur la relation entre
la religion chrétienne et les autres religions, conclut que Dieu est
à l'oeuvre dans toute religion. Aujourd'hui, beaucoup de théologiens
protestants constatent une certaine incommensurabilité entre différentes
conceptions de la fraternité dans les religions, venant par exemple d'une
divergence dans la définition de l'humain, de Dieu ou de la révélation ;
bref, on constate une certaine incompatibilité entre différents
noms du Père.
Mais alors, dans ce cas, comment trouver un lien fraternel malgré tout ? Dans une telle situation, nous suggérons au croyant de dialoguer, ne serait-ce que parce que cela lui permet de se raconter lui-même. Ensuite, pourquoi ne pas partir de l'a priori que l'autre nom du Père est supérieur au mien (Philippiens 2) ? Et enfin essayer d'apprendre la langue de l'autre comme on apprend une langue maternelle, afin de mieux comprendre ses référents symboliques, mais aussi et surtout afin de lui exprimer dans sa langue mes propres référents.
Un tel dialogue pourrait sans doute coûter cher, mais la paix ne serait-elle pas à ce prix ?
Mino Randriamanantena
Notes
[1] Le tournoi des six nations est en cours, en ce samedi 20 mars 2010.
[2] Cf. par exemple DEBRAY Régis, Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009, p.41, qui voit au contraire dans une telle fermeture due à la sacralisation une chance pour la fraternité.
[3] Cité par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Le christianisme
et le bouddhisme : trois lettres adressées à M. L'Abbé Deschamps vicaire général
de Chalons, Chalons, T. Martin, 1880, p.VI (c'est nous qui soulignons), qui
est très critique par rapport à tant de relativisme. Pour Barthélémy-Saint Hilaire,
" selon cette théorie [ndlr celle de Réville], toute la différence est dans
la forme. La vraie supériorité du Christianisme, sa supériorité caractéristique,
sa supériorité divine, est refoulée dans l'ombre " (p.IV).