Ce qui caractérise le point de vue du protestant que je suis, c'est d'abord la méfiance vis-à-vis de toute image de Dieu, c'est le premier point de mon exposé. Ensuite, je me risquerais à esquisser l'image de Dieu que je choisirais.
Dans l'histoire de l'humanité, Dieu a souvent oscillé entre la proximité et l'éloignement avec l'être humain [1]. Mais chaque fois, l'humain a du recourir à des images pour penser Dieu. Dans une époque où l'homme ne manipulait pas encore assez bien le discours et la parole, il utilisait davantage des images plastiques, taillées, sculptées ou modelées. Ensuite, avec le développement progressif du langage, l'homme a abandonné les images matérielles pour passer à des images mentales ou sous forme de symboles considérés comme intouchables, d'abord, ensuite, avec le temps, à des interprétations de ces symboles [2], sous forme de dogmes ou de doctrines.
À plusieurs époques apparut alors la tension entre l'image d'un
dieu proche et l'image d'un dieu lointain[3] : le dieu des prêtres est
souvent proche, tandis que celui des prophètes est lointain.
Le premier de ces courants, les iconolâtres, insiste sur la présence
effective de Dieu dans l'image qu'on se fait de lui. Dieu se donne et se rencontre
dans son image. A travers cette image, l'homme entre en contact avec la réalité
divine elle-même. L'image doit être comprise ici dans un sens très
large. Il peut s'agir par exemple d'objets, d'endroits, d'institutions, de cérémonies
rituelles, de dogmes ou de doctrines. Ceux-ci revêtent une importance
capitale, du coup on les estime "saints", "sacrés", voire "divins". Les
perdre signifie se couper de Dieu ; les profaner revient à attenter à
la personne même de Dieu. La vie religieuse s'organise autour d'eux, se
structure à partir d'eux et dépend d'eux. Une frontière
nette se dresse entre le sacré et le profane. Tous ceux qui n'adorent
pas l'image sacrée sont considérés comme profanes. Parmi
les iconolâtres, certains sont exclusivistes, c'est-à-dire qu'ils
tendent à exclure tout autre sacré différent du leur afin
de préserver leur pureté. D'autres au contraire sont inclusivistes,
c'est-à-dire qu'ils estiment que leur sacré, considéré
comme l'unique absolu et définitif, inclut tout autre sacré. Leur
sacré est l'accomplissement et l'aboutissement du cheminement de tous
les autres sacrés. Ceux-ci ne sont que des semences de vérité,
des étapes sur le chemin qui mènent au seul vrai sacré
définitif et absolu.
Le second courant se définit par l'iconoclasme. On nomme iconoclastes
ceux qui brisent ou déchirent les icônes, autrement dit les images
sacrées. Par extension, ce mot désigne ceux qui relativisent toute
figuration et qui refusent toute localisation de Dieu. Ils s'en prennent aux
statues et aux tableaux, mais aussi au ritualisme, au dogmatisme, à la
sacralisation de la communauté religieuse ou du livre saint. Ils n'agissent
pas ainsi par impiété, mais parce qu'ils craignent que l'on divinise
tous ceux-ci. Ils en arrivent à désacraliser les lieux, le temps
et les personnes, car Dieu seul est saint. Rien ne peut tenir Dieu ni l'enclore.
Dieu vient à nous quand il veut et comme il veut. Sa présence
n'est pas matérielle mais spirituelle. Dieu seul est Dieu, en dehors
de lui, rien n'est sacré. Aucune représentation de Dieu n'est
absolue ni définitive. Dieu ne se confond pas avec ce qui manifeste sa
présence. Il existe toujours une distance et une différence entre
ce que Dieu est et ce qui exprime Dieu. On ne peut l'enfermer dans une quelconque
construction humaine si ce n'est à le défigurer. On doit, par
conséquent, sans cesse relativiser tout ce qui prétend le représenter
et le définir, comme les symboles ou les discours sur les symboles.
Une fois ramenée à sa juste place, l'image de Dieu peut alors
être réformée et réadaptée sans cesse selon
l'évolution de l'humain pour que l'avenir reste ouvert.
Le piège qui guette toute image, c'est de prétendre se confondre
au réel. Il en est de même pour tout ce qui est virtuel. À
l'inverse, quand on doute de toutes les images possibles de Dieu, on ne peut
pas le voir dans une image particulière. Mais le Dieu absent dans les
images se trouve encore présent comme source du doute qui nous questionne
[4].
Quelle est l'image de Dieu que je choisirai au 21e siècle ? Je choisirais une image qui oserait prendre le risque de s'effacer complètement pour laisser la place à Dieu seul, pour que Dieu occupe le plus de place possible [5].
Je choisirais une image de Dieu qui aide chaque être humain à vivre, qui ouvre son avenir et ne l'enferme pas.
Il s'agira de ce fait d'une image compatible avec l'ensemble de ce que nous avons appris de la science contemporaine et avec la diversité religieuse. Le Dieu tel que je l'imagine ne sera pas une explication de l'ensemble de ce qui existe6. Il n'a pas un rapport direct ou immédiat avec l'univers. Il laissera de l'espace pour des discours différents, scientifique et religieux. Dans la science, il laissera la place pour une histoire et des controverses. Dans le religieux, il laissera de l'espace pour des pluralités. Il laissera de l'espace entre le monde et lui. Entre le monde et le Dieu tel que je l'imagine, il y a un décalage asymétrique. Je dirai qu'il est à la fois présent et absent à tous les temps de l'histoire. Le monde n'est pas de Dieu, ni en Dieu : le monde a sa consistance et son autonomie propres. Dieu ne sera pas nécessaire au monde, et inversement, le monde ne sera pas nécessaire au Dieu tel que je l'imagine.
Bref, les seules images de Dieu que je choisirais aujourd'hui sont celles qui me donnent le courage d'être moi-même, tout en laissant la possibilité de l'imaginer autrement, ou même de ne pas l'imaginer du tout. Je choisirais les images de Dieu qui me donnent le courage d'espérer le meilleur de l'autre et de vivre ensemble avec lui, même lorsqu'il imagine Dieu autrement que moi, conteste mon image de Dieu ou ne l'imagine pas du tout. Nous sommes invités à être inventifs et créatifs, sous l'impulsion du Souffle qui inspire les images les mieux adaptées à la situation de chacun : Dieu au féminin, Dieu cuisinier, Dieu chef d'orchestre
Aujourd'hui, beaucoup constatent une certaine incommensurabilité entre
différentes images de Dieu dans les religions [7]. Comment alors vivre
ensemble malgré tout ? Dans une telle situation, je me permets de suggérer
au croyant de dialoguer avec d'autres, ne serait-ce que parce que cela lui permet
de se raconter lui-même. Ensuite, pourquoi ne pas partir de l'a priori
que l'autre image de Dieu est supérieure à la mienne ? Et
enfin essayer d'apprendre le langage que l'autre utilise pour imaginer Dieu,
afin de mieux comprendre son image de Dieu, mais aussi et surtout afin de lui
exprimer dans sa langue ma propre description de Dieu. Un tel dialogue pourrait
sans doute coûter cher, ne serait-ce qu'en nous questionnant au risque
de nous changer, mais la paix ne serait-elle pas à ce prix ?
Mino Randriamanantena
Notes :
1 Lire par exemple : André Lemaire dans La naissance du monothéisme, Paris, Bayard, 2003.
2 Lire : Paul Tillich, Dieu au-dessus de Dieu, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997, par exemple le chapitre intitulé « Théologie et symbolisme », p.49 et suivants.
3 Lire par exemple : André Gounelle, Protestantisme : les grands principes, Paris, Les Bergers et le Mages, 2004, p.11-12.
4 Cf. Paul Tillich qui dit à très peu de chose près la même idée dans Die au-dessus de Dieu, op.cit., p.63s.
5 C'est par exemple le sens de la croix chez quelqu'un comme Paul Tillich. Sur la question de l'articulation entre l'incarnation et l'image de Dieu, j'invite le lecteur à lire par exemple la conférence d'Ernst Troeltsch sur « L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions » donnée en 1901, et dont le texte remanié se trouve dans OEuvres 3, Paris, Cerf, 1996, p.69-178.
6 Lire par exemple : Pierre Gisel dans La création du monde, Genève, Labor et Fides, 1999, p.124-126.
7 Je renvoie le lecteur par exemple à Georges Lindbeck dans La nature des doctrines, Paris, Van Dieren, 2002, ou encore à Alasdair MacIntyre dans Après la vertu, Paris, PUF, 1997.